1761-04-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Personne au monde n'a jamais adressé plus de prières que moy à ses anges gardiens.
Ce Tancrede est dit on rejoué et reçu avec quelque indulgence comme une pièce à laquelle vos bons avis ont ôté quelques défauts; et on pardonne à ceux qui restent. Mais je ne reçois ny l'exemplaire de Tancrède, ny celuy de l'apologie de mes maîtres contre les Anglais. Vous m'avouerez, mes anges, que cela n'est pas juste. Souffrez que je recommande encor Oreste à vos bontez. Voyez si ces petits changements que je vous envoye sont admissibles.

J'ay une autre supplique à présenter. Je soupçonne que le petit Praut qui ne m'a pas envoyé un Tancrede, n'a pas mieux traitté madame de Pompadour, et m. le duc de Choiseuil, malgré touttes ses promesses. Je soupçonne qu'ils n'en sont pas trop contents, et qu'ils croyent que j'ay manqué à mon devoir. Ils ne peuvent savoir que je ne me suis pas mêlé de l'édition. Il eût été assez placé que le Kain ou mademoiselle Clairon eût présenté l'ouvrage. Tout le fruit que j'ay receuilli de mes peines aura été peutêtre de déplaire à ceux dont je voulais mériter la bienveillance et d'être immolé à une parodie. Tout cela est l'état du métier. Ne vaut il pas mieux planter, semer et bâtir?

J'ay écrit en dernier lieu à monsieur le duc de Choiseuil une lettre dont il a dû être content. Je crois bien que le fardeau immense dont il est chargé, ne luy permet peutêtre pas de faire réponse à des gens aussi inutiles que moy. Il y avait pourtant dans ma lettre quelque chose d'utile. Enfin je demande en grâce à mr Dargental de m'apprendre si je suis en grâce auprès de son ami.

Malgré les petits désagréments que j'essuie sur Tancrede, j'ay toujours du goust pour Oreste. Ce serait une action digne de mes anges de faire enfin triompher la simplicité de Sophocle, des caballes des soldats de Corbulon.

Mille tendres respects.

V.