19 mars [1761] à Ferney
C'est pourtant aujourdui le jeudy de l'absoute mes chers anges, et le Kain n'est point arrivé.
J'ay ouï dire des choses qui percent le cœur. Est il donc bien vrai que le Kain ait été en prison pour n'avoir eu un congé que de m. le duc d'Aumont et pour n'en avoir pris deux? Mademoiselle Corneille avait appris trois rôles, notre téâtre était tout arrangé, et surtout nous nous attendions à voir le Kain muni de vos lettres et de vos ordres. Touttes ces belles espérances ont été détruittes par la noble sévérité du premier gentilhome de la chambre.
J'espérais encor que le Kain m'aporterait une édition de ce Tancrede qui doit tant à vos bontez, et de cette petite vangeance que j'ay tirée de l'outrecuidance anglaise. Le Praut petit fils est un petit drôle, il va criant que cette justification de Corneille, que ce plaidoyer contre Shakespear, que cette préférence donnée à la politesse française sur la barbarie anglaise est un ouvrage de votre créature des alpes. Ce Praut est peu discret d'avoir dit mon secret. Ce Praut a joué d'un tour à Crammer. Il y a un nouveau tome tout garni de facéties, c'est Candide, Socrate, l'Ecossaise, et choses hardies. Envoyez moy ce tome par la poste, écrit Praut à Crammer, afin que je juge de son mérite, et que je voye si je peux me charge[r] de 1500 de vos exemplaires. Crammer envoye son tome comme un sot. Praut l'imprime en deux jours, et probablement y met mon nom pour me faire brûler par Homer. Ah mes chers anges que ce coquinetôte mon nom! Il ne faut pas être brûlé tous les six mois.
Mes chers anges il est vrai que j'ay un beau sujet, que je pense pouvoir donner un peu de force à la tragédie française, que j'imagine qu'il y a encor une route, que je ressemble à l'ingénieur du roy de Parsingue qui s'avisait de touttes sortes de sottises. Mais attendons le moment de l'inspiration pour travailler. Je suis àprésent dans les horreurs de l'histoire générale qu'on réimprime. Mais que de changements! Le tableau n'était qu'en mignature; il est en grand. Mes anges verront le genre humain dans toutte sa turpitude, dans toutte sa démence. Omer frémira. Je m'en moque. Omer n'aura jamais ny un aussi joli châtau que moy, ny de si agréables jardins. Vous saurez que j'ay fait des jardins qui sont comme la tragédie que j'ay en tète. Ils ne ressemblent à rien du tout. Des vignes en festons à perte de vüe: quatre jardins champètres aux quatre points cardinaux, la maison au milieu presque rien de régulier dieu merci. Ma tragédie sera plus régulière, mais aussi neuve.
Laissez moy faire. Plus je vieillis plus je suis hardi. Mes chers anges soyez aussi hardis; faittes jouer Oreste; faittes une brigue je vous en prie, qu'on entende les cris de Clitemnestre, que Clairon et Ménil joutent, que le Kain fasse frissoner. Les comédiens me doivent cette complaisance; vous m'allez dire Fanime, Fanime. Eh bien il est vrai que Fanime, Enide, et le père, sont d'assez beaux rôles; mais L'amant est un benèt, soyez en sûrs. Il faut que je donne une meilleure éducation à ce fat. Il faut du temps. J'ay l'histoire universelle et une demi lieue de pays à défricher, et des marais à déssècher, et un curé à mettre aux galères. Tout cela prend quelques heures d'un pauvre malade.
Voicy une épître sur l'agriculture dont vous ne vous soucierez point. Vous n'aimez pas la chose rustique; et j'en suis fou. J'aime mes beufs, je les caresse, ils me font des mines. Je me suis fait faire une paire de sabots, mais si vous faittes jouer Oreste je les troquerai contre deux cothurnes sous l'ombrage de vos ailes.
V.
Et vos yeux? parlez moy donc de vos yeux.
J'ajoute vraiment une requête bien importante à ma très longue lettre; même deux requêtes, la première, comment pui-je obtenir quelque recommandation auprès de mon nouvel intendant mr de Villeneuve, et qui est ce mr de Villeneuve? Je suis bien auprès de mon curé, de mon évêque, de mon gouverneur. Il me manque l'intendance. La seconde requête est que Praut petit fils ne s'avise pas de mettre mon nom ny même un fatal V à un volume que les Crammer luy envoient. Ces Crammer mettent des V très hardiment, ils sont genevois, ils ne craignent rien. Praut petit fils n'est que français; il doit être humble, et surtout adroit. Il ne doit point demander de permission, il ne doit point paraitre.
Ce volume contient, l'écossaise, Socrate, mais Socrate hardi; Candide, mais Candide renforcé, un chapitre sur la tolérance, un sur les bacheliers et sur les sauvages, un sur les allégories, un sur la pluralité des dieux; et l'ecclésiaste, et le cantique des cantiques avec une préface foudroyante. Je veux bien qu'Omer fasse brûler tout cela, mais je ne veux pas qu'on brûle V. On encagerait le petit fils Praut, pauvre enfant de Paris qui ne doute de rien et on fermerait sa boutique.
Je supplie instamment mes divins anges d'envoier chercher le petit fils, et de vouloir bien luy recomander sur les yeux de sa tête de ne point mettre le dangereux V en évidence.
Le titre doit être nouveau volume pour être joint aux autres. Ce titre est plus piquant, et personne n'est compromis, et on ne voit point de V dans les arrêts de Parlement. Tout cela est misérable.
Précis de mes humbles requêtes.
A quand Tancrede?
Protection de M. le duc de Choiseuil auprès de M. de Villeneuve.
Remontrances à Praut petit fils.
Lettre à Pierre Corneille.
Assurance à mr l'abbé de la Tour du Pin que sa nièce ou cousine entend la messe régulièrement comme dans son couvent.