[du 29 Octobre 1760]
Je suis précisément comme Didrot, vous aimant et n'écrivant point.
Je vous dois deux lettres mon cher profète, mais je vous dois mille remerciments. Vous avez été un de mes preux chevaliers. Il y a deux mois que je veux vous écrire tous les jours et à la belle philosophe, mais j'ay été accablé de fardaux. Deux cent vers à Tancrede, autant à une nommée Fanime, et puis les Crammer, et puis le czar Pierre, et il a fallu jouer la comédie, faire la pièce, le téâtre, les acteurs, labourer mes champs, faire mes vandanges, bâtir un châtau, et pour achever mon salut, bâtir une église. Je sçais que Lefranc de Pompignan n'entendra pas la messe chez moy: mais il sera forcé d'avouer que je suis bon crétien. Fréron n'a t'il pas trouvé quelques impiétez dans Tancrede? Revoiez Tancrede je vous prie quand on le rejouera. J'espère que vous en serez plus content. Je dois baucoup à mr et à mad. Dargental. Ils m'ont fait corriger plus d'une faute; c'est le plus grand service qu'on puisse rendre à un pauvre auteur. Mais dites moy ce que vous pensez de Pierre, rendez moy sur Pierre le même service que mrs Dargental m'ont rendu sur Tancrede. Vous êtes plus au fait des affaires du nord que nos parisiens; et vous savez en qualité de saxon que l'empire de touttes les Russies est quelque chose. Crammer ne vous avait il pas déjà montré le premier volume à Geneve? Ne vous en a t'il pas fait tenir un à Paris aussi bien qu'à ma belle philosophe? Il m'avait juré que ces deux devoirs seraient ceux dont il s'acquiterait d'abord. Mandez moy ce que vous pensez des têtons d'ébène des Samoiedes, et des raisonements qu'on fait en Sibérie sur l'origine des Français. Dites moy cordialement si vous pensez que Luc se puisse tirer d'affaire. On mande de Berlin que les Autrichiens ont partagé les femmes avec mes Russes. Ils ont fait deux lots, les jeunes d'un côté, les vieilles de l'autre. Les Russes ont choisi les vieilles par vanité. Ils ont fait voir que tout leur est égal. Voylà de braves gens. Ils ont pillé les œuvres du philosophe de Sans Souci, et sont en possession de son beau poème sur la culotte du feu maréchal de Broglie, ouvrage qu'il ne manquera pas de faire brûler dès que M. de Soltikof l'aura imprimé. Il y a dans touttes ces avantures un mélange de ridicule et d'horreur comme dans Candide.
Crammer vous a t'il envoyé les facéties?
Il y a des philosophes dont je ne suis point content. Ils deviennent tièdes; je ne veux pas lex vomir de ma bouche, mais je prie dieu de leur inspirer ce zèle ardent qui seul peut faire du bien aux humains nos confrères.
Diderot aurait dû m'écrire. Il faut au moins avoir la politesse de remercier son avocat.
Jean Jaques est tout à fait fou. J'en suis fâché.
V.