à Ferney par Geneve 5 mars 1762
Ouy monseigneur ceux qui disaient, quand vous fûtes ministre pour trop peu de temps, celuy là du moins sait lire et écrire, avaient bien raison.
Votre Eminence daigne se souvenir de Cassandre, et me donne un excellent conseil, que je vais sur le champ mettre en pratique. Vous jugez encor mieux Cinna. Rien n'est mieux dit, c'est plutôt un bon ouvrage qu'une bonne tragédie. Je souscris à ce jugement. Nous n'avons guères de tragédies qui arrachent le cœur, c'est pourtant ce qu'il faudrait.
Vous savez peutêtre ce qui arriva à Tancrede il y a huit ou dix jours. Je ne dis pas que ce Tancrede arrache L'âme, ce n'est pas cela dont il s'agit. Il y a des vers ainsi tournez:
Tout le monde battit des mains; on cria Broglie, Broglie, maréchal de Broglie, et les battements recommencèrent; ce fut un bruit, un tapage dont les écos retentirent jusqu'au châtau où les deux frères vont faire du cidre. Si les voix des gens qui pensent, étaient entendues les écos de Montelimart feraient aussi bien du bruit. Je fais une réflexion en qualité d'historiografe, c'est que pendant quarante ans depuis l'avanture du marquis de Vardes, Louis 14 n'exila aucun homme de sa cour . . . .
Pour vous Monseigneur vous avez un grand umbrello d'écarlate, qui vous mettra toujours à couvert de la pluye. Vous aurez toujours la plus grande considération personnelle. Une chose encor qui met vôtre âme bien à son aise c'est que tous les hazards sont pour vous, et qu'il n'y en a point contre. Votre jeu au fonds est donc très beau.
Apropos de hazards, la ville de Genève, qui est celle des nouvelistes, dit que la Martinique est prise et que Pierre trois est d'accord avec Frederic trois; et moy je ne dis rien; car je ne sçais rien, sinon qu'il fait très froid dans l'enceinte de nos montagnes, et que je suis actuellement en Sibérie. Mon pays est pendant l'été le paradis terrestre, ainsi je luy pardonne d'avoir un hiver, je dis mon pays, car je n'en ai point d'autre. Je n'ay pas un bouge à Paris; et on aime son nid quand on l'a bâti. La retraitte m'est nécessaire, comme le vêtement. J'y vis libre, mes terres le sont. Je ne dois rien au Roy, j'ay un pied en France, l'autre en Suisse. Je ne pouvais pas imaginer sur la terre une situation plus selon mon goust. On arrive au bonheur par de plaisants chemins. Ce bonheur serait bien complet, si je pouvais faire ma cour à votre Eminence. Je la quitte pour aller faire une répétition sur notre téâtre (et très joli téâtre), d'une comédie de ma façon. Ah si vous étiez là! comme nous vous ferions une belle harangue! recreati sacra presentia! J'ay le cœur serré de vous présenter de loin mon très tendre et profond respect.
V.