1762-03-20, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

Il n'y a que vos lettres, mon cher confrère, que je lise avec plaisir, et que j'attende avec impatience.
Les hommes et les femmes n'ont aujourd'hui dans la tête que de gouverner l'état. C'est une dissertation continuelle et ennuyeuse; rien n'est plus plat qu'une politique superficielle. Vous êtes aujourd'hui le seul homme en France qui voyez les choses avec esprit et gaieté. Rien n'est plus ridicule que cette foule de petits Atlas, qui croient porter le monde sur leurs épaules, et qui se chargent de toutes les sollicitudes d'un ministre principal. A propos de ministre, ajoutez à vos réflexions d'historiographe, que depuis la disgrâce de m. Fouquet, au commencement du règne de Louis XIV, ce prince n'a renvoyé que le seul marquis de Pomponne, qu'il rappela peu de temps après dans son conseil.

Ce que vous me dites du grand umbrello d'écarlate m'a fait rire, et m'a rapelé un propos que je tins, le jour que je reçus la barrette en cérémonie; ce jour fut marqué par les circonstances les plus flatteuses: une foule de courtisans de tout ordre m'accompagnait chez moi; l'un d'eux me dit: 'M. le cardinal, voilà un beau jour!' 'Dites plutôt', lui répondis je en riant, 'que voilà un bon parapluie'. Ce mot fut trouvé bon quelques jours après. Faites des comédies sur les comédies de ce monde; jouez les sur votre joli théâtre; entretenez la vigueur de votre esprit; conservez votre gaieté comme la prunelle de l'œil; elle est le signe de la santé et de la sagesse; aimez moi toujours, et écrivez moi, quand vous n'aurez rien de mieux à faire.