1755-01-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Abram Elie Daniel Clavel de Brenles.

J'envoïe à Monrion, Monsieur, étant trop malade pour y aller moi-même.
Je fais visiter mon tombeau, ut molliter ossa quiescant. Dieu vous préserve vous et Madame de Brenles de venir voir un pauvre malade dans ce beau château qui n'est pas encor meublé, et où il n'y a presque d'apartement que ceux que nous occupons. On travaille au reste, mais tout ne sera prêt qu'au printemps; et j'espère qu'alors ce sera à Monrion que j'aurai l'honneur de vous recevoir.

Je n'ai jamais lû Machiavel en français, ainsi je ne peux vous en dire des nouvelles. Pour la cause de la disgrâce du surintendant Fouquet, je suis persuadé qu'elle ne vient que de ce qu'il n'était pas Cardinal. S'il avait eu l'honneur de l'être, il aurait pu voler l'état aussi impunément que le Cardinal Mazarin; mais n'étant que surintendant et n'étant coupable que de la vingtième partie des déprédations de son Eminence, il fut perdu. Je n'ai vu nulle part qu'il se fût flatté de devenir Premier ministre. Colbert qui avait été recommandé au Roi par le Cardinal voulut perdre Fouquet pour avoir sa place, et y réussit. Cette mauvaise manœuvre valut du moins à la France un bon ministre. Je ne sais pas si les ministres d'aujourdui seront aussi favorables à mon ami Dupont, que je le désire. J'ai fait tout ce que j'ai pu, et je serais fort étonné de réussir. Madame Denis et moi nous vous fesons, aussi bien qu'à made de Brenles, les plus sincères compliments. Nous n'avons point eu encor le bonheur de vous voir, mais nous avons pour vous les mêmes sentiments que ceux qui vous voïent tous les jours. Voylà un rude hiver pour un malade. Mes beaux jours viendront quand je serai votre voisin.

Vale.

V.