1755-02-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Abram Elie Daniel Clavel de Brenles.

Que de peines monsieur pour avoir ce tombeau que je cherche! Je voy bien que la maison de Mr Dhervard est trop considérable pour moy; j'ay très peu de bien libre.
J'ay perdu le tiers de mes rentes à Paris; et ma fortune est comme ma réputation, un petit objet qui excite baucoup d'envie. Si je peux parvenir à posséder très précairement St Jean l'été, et Monriond l'hiver ou bien Prélas, je me tiendrai heureux. Je n'aurai besoin l'hiver que de vous et de bons poêles, étre chaudement avec un amy c'est tout ce qu'il faut. Je redoute le monde; et les derniers jours de ma vie doivent être consacrez à la solitude et à l'amitié. Je vous avertis d'avance que mon commerce a besoin de la plus grande indulgence. Des souffrances presque continuelles me réduisent à des assujétissemens bien désagréables dans la société. Cette pauvre âme, ce sixième sens dépendant des cinq autres se ressent de la décadence de la machine. Vous verrez un arbre qui a produit quelques fruits et dont les branches sont desséchées. Votre philosofie n'en sera point rebutée. Elle connaît la misère humaine. Je vous jure que si j'acquiers les baux jardins de St Jean c'est pour ma nièce, et si je peux avoir Monriond, c'est pour vous. Il sera assez singulier que ce soient les environs de la sévère Geneve qui soient voluptueux, et que la simplicité philosofique soit le partage des environs de Lausane. Je vous serai très obligé si vous voulez entretenir toujours monsieur Gies dans la disposition de me louer la maison et le jardin de Montrion, ou du moins ce qui passe pour être jardin. Je suis encor en l'air sur tout cela. Il y a de grandes difficultez sur l'acquisition de st Jean; le propriétaire de Montrion est un peu épineux. Si la maison de Prélas est plus logeable pour l'hiver, et si on peut s'en accomoder avec moy, ce sera le meilleur party, mais il faut commencer par voir le local; et il n'y a que mr Panchaud au monde qui prétende que je doive acheter Monriond sans l'avoir vu.

Enfin mon cher monsieur je prie dieu qu'il m'accorde le bonheur d'être votre voisin. Je vous embrasse. Mille respects à made de Brenles.

V.

J'apprends dans le moment que le marché de st Jean est entièrement conclu. Cela est très cher, mais très agréable et commode. Il est plaisant que je sois propriétaire d'une terre précisément dans le pays où il ne m'est pas permis d'en avoir.

Cette affaire m'encourage à finir celle de Monrion si je peux. Il faut donner la préférence à Monrion sur Prelas, si Prèlas n'est pas meublé. Mais encor une fois je veux absolument une solitude auprès de vous. C'est vous qui m'avez débauché. Comptez que j'aime plus la tête du lac que la queue.

J'appelle St Jean les Délices et la maison ne portera ce nom que quand j'aurai eu l'honeur de vous y recevoir. Les Délices seront pour l'été, Monrion pour l'hiver; et vous pour touttes les saisons. Je ne voulais qu'un tombau. J'en auray deux, te audiam moriens.

V.