1755-09-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Voylà ce que causent, mon cher ange, les persécutions, les procédez infâmes, les injustices. Tout cela m'a empêché de donner la dernière main à mon ouvrage, et m'a forcé de le faire imprimer en hâte afin de donner au moins quelque petit préservatif contre la crédulité qui adopte les calomnies dont je suis accablé depuis si longtemps. C'était une occasion de faire voir dans tout son jour tout ce que j'essuie, sans pourtant paraître trop m'en plaindre. Car à quoy servent les plaintes!

Ce n'est que dans votre sein mon cher et respectable ami qu'il faut déposer sa douleur. Je n'ay sçu que depuis quelques jours tout ce qui s'est passé entre made Denis et mr de Malzerbes. Elle m'avait tout caché pendant un assez violent accez de ma maladie. Il me parait qu'elle s'est conduitte avec le zèle et la fermeté de l'amitié. Elle devait dire la vérité à madame de Pompadour. Il était très dangereux que des minutes informes, des papiers de rebut qui contenaient l'histoire du roy fussent imprimez sans l'aveu du roy. Il est indubitable que Chimene les a volez, que la Morliere les a vendus de sa part au libraire Prieur; et que ce la Morliere est encor en dernier lieu allé à Rouen les vendre une seconde fois. C'est une chose dont Lambert peut vous instruire. J'ay dû moy même écrire à madame de Pompadour dès que j'ay été instruit. Elle m'a mandé sur le champ qu'on saisirait l'édition; on l'a saisie à Paris, chez Prieur. Mais la poura t'on saisir à Rouen? c'est ce que j'ignore. Tout ce que je sçai bien certainement, par la réponse de madame de Pompadour et par sa démarche, c'est qu'il ne fallait pas que L'ouvrage parût.

Pour le procédé de Chimène qu'en dittes vous? Consolez vous. Pardonnez à la race humaine. Il y a un homme de condition dans ce pays cy qui en faisait autant, et qui faisait vendre un autre manuscript par ce fripon de Grasset dont vos bontez pour moy avaient découvert les manœuvres.

Et que pensez vous de la belle lettre de Chimène à madame Denis? et de la manière dont ce misérable ose parler de vous? Touttes ces horreurs, touttes ces bassesses, touttes ces insolences sont elles concevables? Je ne conçois pas monsieur de Malzerbes. Il est fâché contre ma nièce. Pourquoy? Parce qu'elle a fait son devoir. Il est trop juste pour luy en savoir longtemps mauvais gré. Je suis persuadé que vous luy ferez sentir la raison. Il s'y rendra. Il verra que l'action infâme de Chimène et de la Morliere exigeait un prompt remède? En quoy mr de Malzerbe est il compromis? Je ne le vois pas. Aurait il voulu protéger une mauvaise action pour me perdre?

Mon cher ange, mon cher ange, la vie d'un homme de lettres n'est bonne qu'après sa mort.

Voylà ce que je vous écrivais mon cher ange, et je devais vous envoyer cette lettre dans quelques jours avec la pièce imprimée, lorsque je reçois la vôtre du 3 du courant. Moy corriger cet orphelin, moy y retravailler. Mon cher ange! dans l'état où je suis, cela m'est impossible.

Je suis anéanti. La douleur m'a tué. J'ay voulu absolument imprimer la pièce pour avoir une occasion de confondre à la face du public tout ce que la calomnie m'impute. Cent copies abominables de la pucelle d'Orléans se débitent en manuscrit sous mes yeux dans un pays qui se croit recommandable par la sévérité des mœurs. On farcit cet ouvrage de vers diffamatoires contre les puissances, de vers impies. Voulez-vous que je me taise icy, que je sois en exécration, que je laisse courir ces scandales sans les réfuter? J'ay pris l'occasion de la célébrité de l'Orphelin. J'ay fait imprimer la pièce avec une lettre où je vais au devant du mal qu'on veut me faire. Mon azile me coûte assez cher pour que je cherche à y achever en paix des jours si malheureux. Que m'importe dans cet état cruel qu'on rejoue ou non une tragédie: Je me vois dans une situation à n'être ny flatté du succez, ny sensible à la chutte. Les grands maux absorbent tout. J'ay envoyé à Lambert les 3 premiers actes un peu corrigez. Il aura incessamment le reste avec l'épitre à mr de Richelieu et une à Jean Jaques. Les Crammer ont la pièce pour les pays étrangers. Lambert l'a pour Paris. Je leur en fais présent à ces conditions. Il ne me manque plus que de les avoir pour ennemis par ce que je les gratifie les uns et les autres. Je vous le répète les talents sont damnez dans ce monde.

Je vous conjure de faire entendre raison à mr de Malzerbe. Il n'a ny bien agi ny bien parlé. Il a bien des torts, mais il est digne qu'on luy dise ses torts. C'est le plus grand éloge que je puisse faire de luy.

Je vous embrasse mille fois.