aux Delices 27 septembre [1755]
Vous devez monseigneur avoir reçu mes magots depuis la lettre dont vous m'avez honoré; j'avais adressé le premier exemplaire sortant de la presse, à monsieur Palu sous l'enveloppe de Monsieur Rouillé.
Je ne crois pas qu'il y ait aucune négociation avec la Chine qui ait pu empêcher que le paquet vous ait été rendu. Tout a été fait un peu à la hâte de ma part, et je vous demande très sérieusement pardon de vous offrir une pièce que j'aurais pu rendre avec le temps moins indigne de vous, mais on ne fait pas toujours tout ce qu'on voudrait. Je ne vous parlerai plus de votre procez, puisque vous l'avez oublié, mais vous ne m'empécherez pas d'être surpris et affligé. Je voudrais que l'injustice opiniâtre des anglais me donnast un sujet plus ample pour parler de vous selon mon cœur. Vous m'inspirez du goust pour l'historiograferie depuis que je ne suis plus historiografe. L'histoire de la guerre de 1741, où vous êtes tout du long, paraîtra un jour, mais c'est un fruit qu'il faut laisser meurir. Madame Denis jure toujours qu'elle vous remit l'exemplaire que je luy avais envoyé pour vous. Mais voicy ce qui est arrivé, un libraire de Paris nommé Prieur acheta vingt cinq Louis il y a quelque temps une partie de ce manuscrit qui n'allait que jusqu'à la bataille de Fontenoy; et ce qui est fort étrange, c'est que ce libraire dit l'avoir acheté de mr de Chimène. Manger six cent mille francs, et vendre six cent francs un manuscrit dérobé, voylà un singulier exemple de ce que la ruine traine après elle. Mr de Malzerbe eut la faiblesse de permettre cette édition sans me consulter. J'en fus instruit. J'ignorais ce qu'on avait imprimé. Je savais seulement qu'une partie de l'histoire du roy allait paraître sous mon nom, sans mon aveu, sans qu'on m'eût rien communiqué. J'écrivis à madame de Pompadour et à mr Dargenson, et j'obtins sur le champ qu'on fît saisir l'ouvrage. Une des plus fortes raisons qui m'ont déterminé à prendre ce party, c'est la crainte qu'on ne m'acusât de flatterie dans cette histoire. J'aurais passé pour l'avoir publiée moy même, et pour avoir voulu m'attirer quelque grâce par des louanges. Ces louanges ne peuvent jamais être bien reçues que quand elles paraissent entièrement désintéressées. D'ailleurs je n'avais point revu cette histoire; et il y a toutte apparence qu'on n'en avait publié que des fragments fort imparfaits. Madame de Pompadour et monsieur Dargenson ont pensé comme moy, et madame de Pompadour m'a fait l'honneur de m'écrire aussi bien que monsieur Dargenson qu'elle approuvait ma conduitte. Je me flatte que vous daignez luy donner la même approbation. Vous voyez combien ceux qui vous ont parlé de cette affaire, ont été peu instruits. Mais l'est on jamais bien sur les grandes choses et sur les petites? A propos des petites, vous avez lu sans doute made de Stal. Je m'aperçois que mon bavardage n'est pas petit. Recevez mon tendre respect.