Monsieur,
J'ai l'honneur de vous rendre compte que Le Prieur a acheté le manuscrit des campagnes de Louis XV, du sieur Richer, auteur de l'Abrégé chronologique des empereurs, et frère de Richer l'avocat, qui vient de donner un traité sur la mort civile.
Il a été présenté à ce Prieur comme appartenant à un m. de Venozan, officier dans le régiment de Picardie. Le Prieur l'a acheté comme tel, et Richer, pour l'en convaincre, lui a produit une quittance d'une écriture toute contrefaite, signée dudit sieur de Venozan, que Le Prieur n'a cependant pas voulu accepter qu'après avoir été endossée par ledit sieur Richer.
Cette conduite a paru suspecte à Le Prieur, avec d'autant plus de raison que Richer avait échappé, dans la conversation, les noms du chevalier de La Morlière; mais comme Le Prieur achetait d'un homme qu'il connaissait, et qu'il avait envie de l'ouvrage, il n'a pas cherché à approfondir ce qui en était.
J'ai engagé Le Prieur (qui m'a dit les choses de la meilleure grâce du monde, sous la promesse que je lui ai faite qu'il ne serait point compromis) à me confier ce billet, et j'ai reconnu que l'écriture, quoique contrefaite, du prétendu Venozan, est précisément celle du chevalier de La Morlière, ainsi qu'il est aisé de s'en convaincre en la vérifiant avec son écriture que je joins ici avec ce billet. Il n'est donc pas douteux, monsieur, que ce manuscrit ne vienne du chevalier de La Morlière, et par conséquent, de la part de Voltaire, non seulement par les raisons que je viens de dire, mais encore parce que c'est une de ses âmex damnées, qu'il emploie à ces sortes de manœuvres, aussi bien que dans celles du poème de la Pucelle, que La Morlière a répandu des premiers, et qu'il a vendu fort cher, Corbie m'ayant assuré qu'il lui en avait acheté un exemplaire cinquante louis; quand ce ne serait que vingt-cinq, cela serait fort honnête, et La Morlière a pu en tirer beaucoup d'argent. Je suis même presque sûr que le voyage que j'ai su qu'il venait de faire à Rouen n'a été que pour y vendre cet ouvrage, ou peut-être pour l'y faire imprimer.
d'Hemery
Ce 30 août 1755