des Delices ce 26 aoust [1755]
On me fait Monsieur une Orreur à la quelle je ne devais pas m'attendre.
Coment un libraire peut il avoir l'impudance d'imprimer l'histoire même du Roy, sur des brouillons mis au rebut, ramassée dans les Ordures et rédigés par Mr de Chymene?
Cette histoire est trop importante et trop respectable pour être ainci traitée, et je ne doute pas que le roy ne le trouva très mauvais s'il le savoit. On dit que c'est un nommé Prieur qui fait cette belle oppération. Il doit savoir que l'auteur est plein de vie, et qu'il ne doit pas acheter un tel manuscrit du premier venu sans le consulter; qu'un pareil ouvrage mérite les plus grandes précautions, et le plus grand respec, puis qu'il y est question du Roy et de tout ce qu'il y a de plus respectable à la cour; en un mot c'est menquer au Roy et au public que de faire une telle impertinence; j'en demende justice à Mme de Pompadour, à Mr Dargenson et à Mr de Malzerbe, et si on me la refuse je suis résolue de vennir moi même la demender et d'exposer moi même mes raisons. J'ai cosé mille fois de cette ouvrage avec Mme de Pompadour, elle a le manuscrit, elle en connais toutes les conséquences, et je suis bien sûre qu'elle ne soufrira pas un pareil brigandage, sur tout le roy et toute la cour y étant intéressés. Je vous suplie donc Monsieur de voir ce Prieur, de lui faire sentir sa faute, et à quoi il s'expose, et de l'engager à ne se pas geter lui même dans un labirente dont il aurait plus de peine qu'il ne pense à se tirer. Mon Oncle a mis cette ouvrage dans sa perfection, mais comment peut il répondre de ce que contient de mauvais brouillons qui sont rebutés depuis 7 ans, et qui étoient destinés au feu, sans Chymene, qui les a volé furtivement pour attraper 15 louis? En vérité tout cela fait pitié.
Je connais votre prudance et votre droiture, arrengez cela avec le libraire et Mr de Malzerbe, et évitez moi le chagrin de faire de la peine à personne. J'ai caché jusqu'à présant cette avanture à Mon Oncle dans la crainte de le désespérer, il croit que l'on imprime son véritable ouvrage, et fait ce qu'il peut pour l'empêcher, mais s'il savait que ce sont des brouillons mis au rebut il en mourroit de chagrin et d'inquiétude. J'ai pris à son inçu toutes les pré-cautions nécessaires, ainsi je crois lui rendre service en lui évitant cette peine d'autant qu'il est fort malade depuis deux jours.
Comme je n'ai jamais eu en ma puissance les campagnes de Louis 15, et qu'il n'est resté dans le cabinet de mon Oncle à son départ de Paris pour la Prusse que de vieux brouillons mis au rebut, sans suite et sans exactitude, et sans ordres, il est sûre que si Chymene m'a volé l'ouvrage qu'il a vendu à Prieur, ce ne peut être que ces vieux brouillons. Voilà ce que j'explique très clairement aux personnes à qui je demende justice. J'ai été fort aise aussi de vous en informer, affin de vous mettre en état de suivre l'affaire. Vous connoissez Monsieur ma confiance en vous et l'amitié avec la quelle je serai toute ma vie
Votre très humble et très obbéissente servente
Denis