1755-08-25, de Marie Louise Denis à Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.

Monsieur,

Il m'arrive une histoire aussi extraordinaire qu'unique et qu'il m'étoit impossible de prévoir.
Ma soeur me mende qu'on imprime les campagnes du Roy et que l'on tient le Manuscrit de Mr de Chymene.

J'ai été depuis environ dix ans fort liée avec Mme sa Mère, et par cette raison son fils venoit assez souvant chez moi. Je l'ai toujours cru imprudand et même insancé, mais jamais un malhoneste homme.

Je vais vous avouer franchement Monsieur ce que j'ai à me reprocher, et vous connoitrai la vérité.

Lors que Mon Oncle partit pour la Prusse, il emporta cet ouvrage avec lui qui n'était pas encor fini. Après l'avoir mis dans sa perfection, il l'envoia à son retour de Prusse à Mme de Pompadour et à Mr le Comte Dargenson. Il m'en offrit aussi une copie, mais comme mon dessein étoit de l'aller retrouver et que l'ouvrage est long à copier, je lui mendai de n'en rien faire, que je jouirais de son ouvrage lors que je serais près de lui. Je vous déclare donc et son secrétere qu'il a depuis six ans, qui est actuelement à Paris, et qui a dû avoir l'honneur de vous voir, vous confirmera que je n'ai jamais eû l'ouvrage en ma pocession.

Cependand en partant de Paris pour aller rejoindre Mon Oncle, je traiai dans son cabinet les papiers qui pouvoient lui être utils pour les lui porter. Il me menda de brûler tout le reste. Il y avoit une grande cantité de brouillons de toute espesse, surtout de cette histoire des campagnes du roy, mais si informes qu'il n'en existoit pas six chapitres de suite. C'étoit des caiers dispersés çà et là, souvant déchirés. Ces caiers ne contennoient pas la moitié de l'ouvrage, les mêmes copies étant souvant répétées de façon qu'il étoit impossible de prévoir qu'on en pût faire aucun usage.

Je fis sortir ces brouillons du cabinet, voulant les brûler et n'aiant jamais essaié de les lire tant ils étoient en mauvais Ordres. Mes femmes me dirent qu'elles avoient besoin de papier pour emballer mes caisses. J'us la foiblesse de leurs permettre de se servir de ceux là, ne croiant pas qu'il y eût aucun dangé et qu'on en pût rien tirer.

Il faut que Mr de Chymene en venant chez moi ait pris quelques-uns de ces caiers à l'inçu de mes femmes de chambres, ou bien que me trouvant dans ce cabinet de Mon Oncle il ait mis la main sur ces papiers sans que je m'en sois apperçue, mais de quelque façon que se soit il ne peut avoir volé que des fragmens très informes que sans doute il aura arrengé à sa fantesie pour gagner quel que louïs.

Il étoit bien difficile Monsieur de prévoir qu'un homme de condition fût capable d'une action aussi lâche, et qu'il eût la basesse de fouiller dans les ordures d'un cabinet pour voler des brouillons mis au rebut.

Pour vous assurer de la vérité que je vous dis, il me reste une grâce à vous demender. J'écris à Mr le Comte Dargenson pour optennir de lui la même faveur. C'est de confronter le manuscrit que l'on imprime avec le sien. Je me flate que ce Ministre vous le confiera volontier. Si effectivement celui qu'on imprime vient de Mr de Chymene, vous le trouverez très décousu, très difforme, ne contenant pas un car de l'ouvrage; si au contraire il est conforme à celui de Mr le Comte Dargenson j'ignore d'où Mr de Chymene peut le tennir. Pour lors il ne me l'aura pas volé, car je ne l'ai jamais eu.

Mais Monsieur comme il est plus que probable que ce n'est qu'un rapsaudi, je me gette à vos pieds pour vous prier de faire retirer cette malheureuse édition. Je donnerai au libraire pour le dédomager tout l'argeant que vous aurez la bonté de régler pour vu que je puisse être sûre que ce manuscrit ne paraitra plus.

Quand il devrait m'en coûter une bien plus grosse somme j'aimerais mieux la sacrifier que de souffrir qu'un ouvrage aussi important et aussi respectable que l'histoire des campagnes du roy parût par ma négligence sous le nom de Mon Oncle rapsodé par Mr de Chymene. C'est le comble du malheur.

J'ai pris la liberté Monsieur de vous dire tout ce que je peux présumer à ce suget, et malgré la longueur de ma lettre permettez moi de vous ouvrir mon coeur.

Par quelle fatalité faut il qu'il soit permis au premier venu de faire imprimer des ouvrages vrais ou faux de Mon Oncle sans son aveu, lors qu'il est plaint de vie? Il connoit vos bontez, vos lumières et votre envie de favoriser les lettres. S'il avoit voulu faire imprimer ses campagnes, comment pouvez vous douter qu'il ne vous eût pas consulté? quel intéres peut il avoir d'en user autremen? S'il vouloit agir contre votre volonté ne lui est il pas libre de faire imprimer en païs étranger, et m'avez vous fait l'injustice de me croire assez folle pour confier un ouvrage aussi important que celui là à Chymene? Mon Oncle ny ceux qui lui sont attachez ne feront jamais rien imprimer Monsieur sans vous en demender la permission, et soiez bien sûr qu'à moins que Mon frère, ma soeur ou Mr Dargental ne vous demende cette permission tout ce qui vous sera présenté par un autre canal sera friponerie.

Mon Oncle ne sait point encor que ce manuscrit vient de Chymene, il croit que c'est son véritable ouvrage que l'on imprime, et ne doute pas qu'il n'ait été volé à Mme de Pompadour ou à Mr le comte Dargenson. Il leur en a écrit aussi bien qu'à vous. Comme je n'ai sçu le vrai qu'après que les lettres ont été parties, je lui cache encor ce que l'on vient de me mender, dans la crainte de le désespérer tout à fait, et dans l'espérence que tout sera réparé avant qu'il en soit informé. C'est le plus grand service Monsieur que vous puissiez me rendre. J'ose l'attendre de votre justice et de vos bontez, heureuse si je peux vous prouver la reconnoissence et le respec avec lequel j'ai l'honneur d'être

Monsieur

Votre très humble et très obbéissente servente

Mignot Denis