aux Délices 12 septb. 1755
J'ay L'honneur Monsieur, de vous envoyer le premier exemplaire d'une pièce représentée loin de moy et imprimée sous mes yeux. Je vous dois cet hommage. J'ay fait don de la pièce au sieur Lambert pour La France, et aux srs Crammer pour les pays étrangers. Je n'ay d'autre intérest avec les Libraires et les comédiens, que ce luy de leur être utile. Le seul prix de tous mes Travaux est votre suffrage et celuy des hommes qui pensent comme vous.
Vous sentez Monsieur, combien la conversation que L'abbé Mignot a eue avec vous, a pénétré de Douleur Madame Denis et moy, et toutte ma famille. Je n'ay apris que fort tard cette cruelle affaire, que Made Denis me cachait dans ma dernière maladie. Jugez quelle dut être ma crainte, quand elle me dit qu'on imprimait à Paris une partie de l'histoire du Roy que le ministère m'avait recommandé de tenir Long temps secrette. Et quelle histoire encor? des mémoires informes, des minutes de Rebut volées indignement, et vendues à un libraire. Mon désespoir fut au comble quand j'apris que vous même vous pensiez que j'étais d'acord de cette manoeuvre, qui pouvait me perdre.
Madame de Pompadour, et Mr Dargenson étaient les seuls qui avaient mon véritable manuscript: je les offensais ainsi que le Roy luy même, si je le donnais au public dans les circonstances où est L'Europe.
Cependant ce manuscript est prest de paraitre. Le Libraire ne daigne pas seulement m'en avertir, on luy parle, il refuse d'envoyer un exemplaire, il refuse de me consulter. On mande enfin à Madame Denis de plusieurs endroits différens que l'auteur du larcin, est connu, qu'il a vendu les brouillons de cet ouvrage volez chez elle 25 Louis d'or, que vous le savez, que le Libraire Prieur vous l'a avoué comme à plusieurs autres personnes; le fait devient public; que devait, que pouvait, faire Made Denis, que de vous écrire monsieur, et d'Ecrire à Madame de Pompadour? Elle vous soumet toutte sa conduitte, elle ne fait pas une démarche sans vous en instruire. Elle compte sur votre amitié, et sur votre justice; elle fait tout pour m'épargner les suittes funestes de ce Larcin, qui seraient aussi cruelles que celles de cette prétendue histoire universelle, volée de même, falsifiée de même, connue par Toutte l'Europe littéraire pour m'avoir été dérobée, et qui cependant m'a perdu auprès du Roy.
Je suis trés persuadé Monsieur, que vous qui êtes à la Tête des Lettres, vous ne voudrez point qu'elles servent à empoisoner le peu de jours qui me restent à vivre; vous ne voudriez point qu'un homme qui les a préférées à tout et qui ne les cultiva que pour elles mêmes soit continuellement la victime de la calomnie et de la rapine. C'est une affreuse récompense. Je dois croire qu'une âme comme la vôtre entre dans ma juste douleur, bien Loin de La Redoubler.
Monsieur Dargental m'avait flatté qu'il pouvait recevoir sous votre enveloppe. Vous me pardonerez cette liberté.
J'ay l'honneur d'être avec respect,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire