1755-08-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon divin ange, je reçois votre lettre du 21. Je commence par les pieds de madame d'Argental et je les baise avec votre permission, enflez ou non; j'espère même qu'ils pourront la conduire à la Chine, et qu'elle entendra le Kain: ce qui est dit on très difficile. On prétend qu'il a joué un beau rôle muet. Mais mon cher et respectable ami je ne suis touché que de vos bontez, je les sens mille fois plus vivement que je ne sentirais le succez le plus complet. Les magots chinois iront comme ils pouront, on les brizera, on les cassera, on les mettra sur sa cheminée ou dans sa garderobe; on en fera ce qu'on voudra, mon cœur est flétri, mon esprit lassé, ma tête épuisée. Je ne puis dans mes violents chagrins que vous faire les plus tendres remerciments. C'est vous qui avez prévenu Le mal. Vous avez été à cent lieues mon véritable ange gardien. Ce Grasset, ce maudit Grasset est un des plus insignes fripons qui infectent la littérature. J'ay essuié un tissu d'horreurs. Enfin ce misérable, chassé d'icy, s'en est allé avec son manuscrit infâme et on ne sait plus où le prendre. Je n'ai jamais vu de plus artificieux et de plus effronté coquin.

A L'égard de cet autre animal de Prieur qui dispose insolemment de mon bien sans daigner seulement m'en avertir, j'ay écrit à madame de Pompadour et à monsieur Dargenson. L'un ou l'autre a été volé, et il leur doit importer de savoir par qui. D'ailleurs il s'agit de la gloire du Roy et ny l'un n'y l'autre ne seront indiférents. Enfin mon cher ange je suis vexé de tous côtez depuis un mois. La rapine et la calomnie me sont venues assaillir aux pieds des Alpes dans ma solitude. Où fuir? Il faudra donc aller trouver l'empereur de la Chine. Encor trouverai-je là des jésuittes qui me joueront quelque mauvais tour. Ma santé n'a pas résisté à touttes ces secousses. Il ne me reste de sentiment que pour vous aimer. Je suis abasourdi sur tout le reste. Adieu, pardonner moy. Je ne sçay plus où j'en suis; adieu; votre amitié sera toujours ma consolation la plus chère. Je baise très douloureusement les ailes de tous les anges.

V.