26 aoust [1755] à mes prétendues Délices
Vous ne m'avez jamais mandé, mon héros, si vous avez reçu le petit paquet contresigné.
Vous avez dédaigné l'hommage de mes magots. On leur a cassé le nez et les oreilles sur votre téâtre. Scènes et noms et vers ont été changez, tout a été estropié excepté par melle Clairon. On a fait jouer un rôle d'un mari aimé par un bon homme de 74 ans qui n'a pas plus de dents que moy. Le Kain n'a pas été entendu, et il est fort propre pour les rôles muets. On voit bien que vous ne souciez guères des spectacles à la manière dont ils vont. J'ay dû présumer que vous ne faittes pas plus de cas de ma dédicace puisque vous ne m'avez pas répondu. Je vous l'envoye pourtant. Voyez monseigneur si vous voulez me permettre d'en faire usage. Le reste sera une dissertation sur les tragédies de la Chine, que probablement vous ne lirez point. Je suis dans la nécessité de faire imprimer sur le champ à Geneve ma pièce telle que je l'ay faitte, puisque les comédiens ont eu la ridicule insolence de la jouer à Paris telle que je ne l'ai pas faitte. Si vous agréez la dédicace daignez donc me donner vos ordres sur le champ. Sinon vous jugez bien que je ne prendrai pas la liberté d'aller fourer là votre nom et d'abuser de vos bontez sans votre permission expresse. En ce cas la pièce paraîtra toutte nue, et l'auteur ne vous la dédiera que dans le fonds de son cœur.
Je vous redis et vous assure très positivement que je vous ai envoyé le fatras historique et mal digéré où votre gloire personnelle est pour quelque chose. Il est arrivé à ce rogâton la même chose qu'à l'histoire universelle. Un fripon l'a vendu 25 louis d'or à un imprimeur nommé Prieur à Paris, et monsieur de Malzerbe a eü la foiblesse de permettre L'édition. Ne m'attribuera t'on pas encor cette prévarication, comme on a eü la barbarie et la sottise de m'attribuer l'histoire universelle telle qu'on a eu L'impertinence de L'imprimer? Pour quoy faut il que je sois éternellement la victime de la calomnie? Vos bontez me consolent de tout.
Les comédiens de Paris auraient grand besoin de dépendre uniquement de vos ordres. Je leur ay fait présent de ma pièce, et ils ont eu la bassesse de dire à mon secrétaire, qu'il n'y entrerait que pour son argent. Voylà des procédez un peu tartares.
Je suis fâché que la France se barbarise malgré vous de jour en jour. Sauvez la donc de la décadence, conservez moy vos bontez et pour dieu daignez m'instruire si vous avez mon paquet.
27 aoust
Pardon du verbiage inutile, vous avez reçu mon paquet. Voicy le croquis de la dédicace que vous daignez accepter. On dit que j'ay gagné mon procez dans le public. Je me flatte que vous gagnerez plus pleinement le vôtre au parlement. Vous en gagnez un plus considérable dans le temps présent et dans la postérité. Vous êtes l'homme du siècle, l'homme de la France, celuy qui soutient son honneur, celuy que tout le monde voudrait imiter et que personne n'égale.
Madame Denis et moy nous vous présentons nos plus tendres respects.
V.