1754-03-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Je fais partir par la voye du sr Milville, de Strasbourg, les premiers exemplaires du second tome des annales de L'empire, qui sortent de la presse.
Je ne crains point d'être écrasé par les pierres d'un bâtiment que j'ay élevé par vos ordres et qui n'est que le temple de la vérité consacré à votre altesse sérénissime. J'ay essuié, je l'avoue, bien des malheurs depuis que j'ay quitté ce palais d'Ernest le pieux et de Dorotée que je serais bien fâché d'appeler la pieuse, mais que j'appellerai toujours la bienfaisante, la sage, la juste, l'adorable. J'ay supporté tous ces malheurs madame avec quelque constance: et ny le spectacle d'une femme qui m'est plus chère qu'une fille unique, traînée par des satellites à Francfort et presque mourante entre mes bras, ny la perte de tout ce qu'on m'a volé, ny les persécutions acharnées du roy de Prusse, qui m'ont ravi jusqu'à la liberté de retourner à Paris, ny la dissipation de mon patrimoine pendant mon absense, ny enfin les maladies qui m'ont mis au bord du tombau, rien n'a suspendu l'ouvrage que vous m'aviez ordonné. Vous m'avez inspiré madame le courage de ce magnanime Jean Fédéric qui joua aux échecs quand on luy eut lu l'arrest qui le condamnait. Ce n'est pas que je sois insensible; mais j'ay eu toujours pour maxime que L'occupation et le travail sont la seule ressource contre l'infortune. Une ressource bien plus sûre, ainsi que plus douce, serait sans doute de venir me mettre à vos pieds et de me faire présenter par Jeanne et par Charles 7 soutenus de la grande maitresse des cœurs, de voir, d'entendre v. a. s., de fouler aux pieds avec elle ces infâmes superstitions qui désolent la terre et dont votre auguste maison a été la victime. Mais madame j'ay bien peur que le bonheur de vous faire ma cour ne me soit interdit. Je deviens d'ailleurs si malade que je perds presque toutte espérance. Des souffrances continuelles rendent incapable de jouir de la société, à plus forte raison de faire sa cour à une grande princesse. Ernest le pieux n'a point fondé le châtau de Gotha comme un hôpital pour un français qui barbouille du papier, et son auguste descendante n'en a pas fait le palais des grâces pour qu'un malade vînt l'y ennuyer. Il faut arriver dans votre sanctuaire, couronné de roses et le lhut d'Appollon à la main.

V. a. s. me parle de son portrait: mais qu'elle se souvienne que jamais les peintres ny les sculteurs n'ont orné les portraits et les statues des déesses; elles sont belles par elles mêmes. N'allez pas madame gâter votre portrait. Je vous vois venir de loin, permettez moy cette expression; et je prends la liberté de déclarer à toutte la maison de Vitikind que ce portrait est le plus beau joyau de leurs couronnes, et le seul que je puisse et que je doive recevoir après les bontez infinies dont v. a. s. m'a comblé.

On vient de faire un énorme poème épique à Paris sur Jésu christ. Quel sujet que la passion pour un poème épique! quels amours que ceux de Marthe et de Madelaine! le sujet de Jeanne est plus guai. Ce nouvel ouvrage dont Jésu christ est le héros s'appelle la Cristiade. Il est en prose. Que ne laissait on l'écriture ste comme elle était? Et plût à dieu qu'elle n'eût jamais été l'occasion de plus grand maux! Un malheureux jésuitte nommé Berruier a fait aussi une espèce de mauvais roman du nouveau testament en stile de Ruelle. Quelle décadence en France des belles lettres et du bon goust! Tout tombe: mais Gotha subsiste. Que ne pui-je madame y venir mettre à vos pieds le tendre respect, la reconnaissance, le zèle, le goust infini qui m'appellent dans votre cour!

V.