1754-12-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame

Je reçois au bord du plus beau lac du monde la lettre dont votre altesse sérénissime m'honore.
Ce n'est pas dans le seul cabaret de Colmar que j'ay rencontré madame la markgrave de Bareith. J'ay eu encor l'honneur de luy faire ma cour dans une auberge de Lyon. J'avais sans le savoir l'air de courir après elle comme un héros de roman. Mais votre altesse sérénissime sait que c'est pour vous seule que j'aurais voulu faire de telles entreprises. J'ay laissé madame la markgrave aller à Avignon en terre papale. Je ne crois pas qu'elle s'y convertisse à notre sainte foy catholique comme à fait le prince de Hesse. Elle me paraît un peu plus loin du royaume des cieux. Qui aurait dit madame que le descendant de Philippe de Hesse le magnanime deviendrait un des confesseurs de notre Eglise? Il ne reste plus madame qu'à conquérir une belle âme comme la vôtre pour rendre notre triomphe complet. Que ne pui-je venir prêcher v. a. se avec Jeanne, Agnès, et le père Grisbourdon! mais la providence m'a fait aller à Lyon pour de viles afaires temporelles. Elle m'a fait passer par Geneve pour éprouver ma foy; elle me retient sur les bords du lac Léman avec un rhumatisme gouteux pour éprouver ma patience, et elle m'a éloigné de Gotha pour me punir de mes péchez. Cette nièce que votre bonté daigne honorer de son estime la mérite bien en conduisant partout son malade. Je me console d'être icy dans l'espérance de repasser par l'Alzace, et de pouvoir encor venir me mettre à vos pieds. Les forêts de Turinge auraient plus de charmes pour moy que la ville de Lyon et que le lac qui est sous mes fenêtres. J'ay vu de beaux pays madame, mais c'est à Gotha qu'est le bonheur. Heureux ceux qui approchent de votre personne. Je les envie tous. Je suis sensiblement affligé d'apprendre que V. a. s. a été malade. La grande maitresse des cœurs aura passé tout ce temps là sans dormir. Conservez madame une santé si prétieuse. Il est vray que je comptais faire un tour à Manheim sur la fin de l'hiver pour pouvoir être à vos pieds au printemps. La destinée m'a balloté ailleurs. Elle joue souvent de vilains tours, mais je la défie d'altérer les sentiments de mon profond respect et de mon attachement pour votre altesse sérénissime et pour toutte votre auguste famille.

V.