au châtau de Prangin pays de Vaud 29 janvier [1755]
Madame
Les neiges du mont Jura et les vents du lac de Genève valent bien votre forest de Turinge.
Les plus attachez de vos serviteurs, la grande maitresse des cœurs et moy, n'avions pas besoin d'un hiver si rude. Dieu veuille qu'il n'attaque pas la santé de Votre altesse sérénissime.
On me mande d'Avignon àpeu près les mêmes choses que ce qui est dans la lettre dont vous m'honorez madame en datte du 12 janvier. Mais il s'en faut baucoup qu'on imagine me ramener. Il n'y a que votre altesse se au monde qui pût me faire entreprendre un voiage dans la Germanie septentrionale. Mon cœur qui est mon seul guide, me conduisit autrefois sur les bords de la Sprée, il se trompa, mais il ne se trompera pas deux fois. Comment d'ailleurs abandonner une femme qui a tout quitté et qui a éprouvé pour moy des choses si indignes et si barbares? moy je la quitterais pour celuy qui l'a si maltraittée, qui luy devait des excuses puis qu'il est homme, et qui ne luy en a point fait parce qu'il est Roy? et je la quitterais pour celuy dont elle a si cruellement à se plaindre? un cœur tel que le vôtre madame en serait indigné. Si madame Denis n'avait pas soumis sa destinée à la mienne avec tant de courage, si j'avais pu faire le voiage de Gotha madame, je n'en serais jamais sorti, j'aurais fini ma vie à vos pieds. Voylà mon secret, je le confie à votre altesse ser.
On nous propose actuellement une maison auprès de Geneve, que Monseigneur le prince votre fils a habitée quelque temps. Cela seul me détermine à en faire l'acquisiton. Je croirai être dans un lieu qui vous apartient madame. Les jardins sont délicieux, mais le séjour n'en sera embelli pour moy, que par L'idée d'être en quelque sorte dans vos domaines. Il me faut enfin un azile où je puisse finir ma vie accablée d'infirmitez. Je renonce à la cour de tous les rois, et je pleure de n'être pas dans la vôtre.
Le Général Mandrin n'est pas si puissant qu'on me l'avait dit. Il faut toujours rabattre baucoup de touttes les nouvelles.
On a joué à Paris la tragédie du triumvirat. Je l'ay lue et je n'y ay rien compris. Elle est du vieux Crébillon, cela m'avertit que les vieillards doivent cesser de se montrer au public.
Croiriez vous madame qu'à mon passage à Cassel le prince de Hesse me parla baucoup de ce qui fait aujourdui son embaras, et celuy de sa maison? Il avait quelque confiance en moy, et j'ose croire que si j'étais resté plus longtemps dans cette cour, j'aurais prévenu ce qui est arrivé. Il serait resté damné, et il aurait vécu tranquile.
La relligion catolique est sans doute la meilleure comme Votre Altesse se le sait; mais la ballance de l'Allemagne est bonne aussi. Et cette ballance est perdüe si tous les princes se font catholiques. Il est bon qu'il y ait un nombre égal en enfer et en paradis.
Madame le vrai paradis est votre cour, et vous êtes la sainte que j'adorerai toujours avec le plus profond respect.
V.