au châtau de Prangin pays de Vaud 14 janvier [1755]
Madame,
Ceux qui disent que l'homme est libre, ont grand tort.
Si on était libre, ne serais-je pas aux pieds de votre altesse sérénissime? La prédestination me fait bien plus de peine qu'au prince de Hesse Cassel, mais ma grande peine est parce que j'y crois; et j'y crois parceque je L'éprouve. Je ne m'attendais pas que les bords du lac de Geneve seraient mon séjour. Mais cette nièce dont votre altesse sere m'a daigné parler quelquefois avec tant de bonté, m'a fixé près du mont Jura malgré elle et malgré moy. C'est un beau pays, c'est un climat tempéré où les malades peuvent finir doucement leur vie. Nous n'avons vu qu'en passant la ville de Geneve où Monseigneur le prince votre fils a été élevé. Votre nom est chéri dans cette ville. J'ose dire qu'il l'est encor plus dans le châtau de Prangin. Ces mandrins qui font tant de bruit en France ont été quelque temps dans une petite ville qui est au pied du châtau que nous habitons. La Suisse était leur retraitte. Mais on prétend àprésent qu'ils n'ont plus besoin d'azile, et que Mandrin leur chef est dans le cœur du royaume à la tête de six mille hommes déterminés, que les soldats désertent par trouppes pour se ranger sous ses drapaux, et que s'il a encor quelque succez il se verra bientôt à la tête d'une grande armée. Il y a trois mois que ce n'était qu'un voleur c'est àprésent un conquérant. Il fait contribuer les villes du roy de France, et donne de son butin une paye plus forte à ses soldats que le Roy n'en donne aux siens. Les peuples sont pour luy parce qu'ils sont las du repos et des fermiers généraux. Si touttes ces nouvelles sont vraies, ce brigandage peut devenir illustre et avoir de grandes suittes. Les révolutions de la Perse n'ont pas commencé autrement. Les prêtres molinistes disent que Dieu punit le roy qui s'oppose aux billets de confession, et les prêtres jansénistes disent que dieu le punit pour avoir une maitresse. Mandrin qui n'est ny janséniste ny moliniste pille ce qu'il peut en attendant que la question de la grâce soit éclaircie. Paris se moque de tout cela, et ne songe qu'à son plaisir, il a de mauvais opéra et de mauvaises comédies mais il rit, et fait de bons soupers.
Je n'ay aucune nouvelle de madame la markgrave de Bereith. Elle est toujours en terre papale. Je ne désespère pas qu'elle aille à Rome puisqu'elle est en si bon train. Pour moy madame j'aimerais mieux être damné dans votre cour avec la grande maîtresse des cœurs, que d'être sauvé dans une autre.
Je mets mon cœur aux pieds de votre altesse se et de toutte votre auguste famille avec le plus profond respect.
V.