à Lausane 13 janvier [1758]
Voici la réponse à S. E. mon cher correspondant; ce n'est pas sans peine que les lettres arrivent.
Madame la markgrave m'apprend qu'une lettre du roy son frère à moy, et une de moy à lui ont été prises par les huzzards du prince d'Hilbourgausen qui saisissent tout ce qu'ils trouvent. Heureusement je n'écris rien que la cour de Vienne et celle de Versailles ne pussent lire avec édification.
Made la markgrave me dit qu'elle écrit baucoup de coqueteries à S. E. mais point de coquineries. Il est assez difficile en effet de faire des coquineries àprésent. On craint de manquer à ses alliez, on craint de se trouver seul, et je crois que tous les partis sont un peu embarassez. Il ne m'apartient pas assurément de prévoir; il m'apartient à peine de voir. Mais bien des gens qui ont des yeux disent qu'après les actions inouies du Roi de Prusse, il est moralement impossible que l'Autriche prévale. Voylà un bel exemple de ce que peut la discipline militaire, et de ce que peut la présence d'un Roi, qui court entre les rangs de ses trouppes avant la bataille et qui appelle baucoup de ses soldats par leur nom. Il a quarante mille prisoniers. Me sa sœur me le certifie encore. Sa célérité et ses armes ont donc en moins de quatre mois rétabli cette balance que nous voulions si prudemment détruire. Il est vrai que c'est par des miracles qu'il l'a rétablie. Mais nous ne pouvions pas les prévoir, et si la maison d'Autriche n'est pas absolue en Allemagne, ce n'est pas notre faute.
La France s'épuise et a dépensé trois cent milions d'extraordinaire en deux ans. J'ay été témoin des déprédations et du brigandage de la finance dans la guerre de 1741. Ce talent s'est bien perfectioné dans la guerre présente. La paix paraitra bientôt nécessaire à tout le monde.
Si S. E. veut écrire, et si les choses viennent au point qu'il écrive sérieusement, on poura trouver une voye plus sûre que celle dont je me suis servi jusqu'icy, et cette voye sera praticable incessament. Je me ferai toujours un honneur et un devoir d'être le grison de ce petit commerce.
D'ailleurs je ne me mélerai ny des affaires des rois ny de celles des filles. Elles sont un peu sujettes à caution. Le ventre de madelle Catherine Borri a paru d'une si jolie rotondité, elle a tant dit à ses amies qu'elle allait à Lyon, et c'est un péché si capital d'envoyer une fille de Jerusalem acoucher à Samarie, que je n'ose plus la faire passer en terre papale, à moins que ses parents ne le veuillent. On a écrit à son oncle le prêtre qui a été fort renommé en son temps pour faire des enfans dans les maisons où il était précepteur. C'est probablement une bonne tête, un homme de bon conseil. On verra ce qu'on poura faire pour Caterinne Bori et pour son ventre.
Adieu mon cher ami, je vous embrasse de tout mon cœur.
V.