1758-02-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Robert Tronchin.

Si ce n'était mon cher monsieur par un excez de bonté que S. E. veut bien me confier la copie de sa lettre je soupçonerais un peu d'amour propre.
On ne peut écrire ny avec plus de dignité ny avec plus de sagesse ny dans une meilleure intention. Mais celuy qui a écrit cette lettre est supérieur à l'amour propre. Mes applaudissements luy feront moins de plaisir que la situation des affaires ne doit lui faire de peine. On est dans un labirinthe dont on ne poura guères sortir que dans des ruissaux de sang, et sur des corps morts: c'est une chose bien triste d'avoir à soutenir une guerre ruineuse sur mer pour quelques arpents de glace en Acadie, et de voir fondre des armées de cent mille hommes en Allemagne sans avoir un arpent à y prétendre. J'aurais des volumes de réflexions inutiles à faire sur cette double position; c'est pourquoy je n'en fais point. Je me contente d'encourager la sœur, et même le frère de se servir dans l'occasion de la voye déjà employée. Comptez qu'avant dix huit mois la cour sera bien lasse des dépenses exorbitantes prodiguées pour des intérêts étrangers contraires au véritable intérest, dépenses encor augmentées par la déprédation la plus ruineuse. Alors on poura écouter ceux qui proposeront un plan de pacification.

Quant à mon petit temporel, je vous suis très obligé de votre bonne volonté. Voicy quelles sont mes vues. Je compte tirer sur vous trois à quatre mille livres incessamment pour le payement d'un marchand détailleur de Lausanne qui m'a fourni baucoup. Je vous prierai de remettre pour moy à mr Cathala cinq cents louis d'or vers le commencement ou le milieu de mars ou même d'avrilà moins que le change ne soit au pair. Ces deux sommes jointes à quelques frais courants de Mr Cathala que vous voulez bien luy rembourser, et à quelques envois de Paris, pouront se monter à environ dix sept mille livres. Alors vous n'aurez plus à moy qu'environ douze mille livres en caisse, ce qui est un petit objet. Il servira pour les dépenses imprévües.

Vous avez donc comme moy mon cher correspondant à vous plaindre de Cadix! Cela ne me console pas. Il m'a toujours paru que ces messieurs prenaient pour eux les bonnes affaires et partageaient les mauvaises avec leurs amis.

Vous avez déjà appris que le collet rouge de M. l'abbé de Berni est surmonté du colier de L'ordre. Ce collet fera bientôt place à une barrete.

Voudriez vous monsieur avoir la bonté de m'envoier trois aunes de cette guenille de gaze d'or qui est dans la lettre pour échantillon. Je vous serai très obligé. C'est pour notre histrionage. Il faut bien qu'il y ait des gens qui s'amusent, tandis que d'autres s'égorgent.

Ne pouriez vous pas charger le courier de cette bagatelle en payant les droits? Je vous demande pardon et vous remercie mille fois de touttes vos bontez.

Présentez je vous prie mes remerciments, mes respects et ma sensibilité à S. E.

J'ay commencé ma lettre folio verso. Je suis encor étourdi.

V.

Auriez vous une cinquantaine de bouteilles de gros vin bien foncé pour mêler avec votre vin de Baujolois? Vous nous feriez grand plaisir.