aux Délices 7 may [1759]
Pourquoi Monsieur Silhouette, ou de Silhouette, fait il de si beaux arrangemens? pourquoi calcule-t-il si bien l'Intérêt du Roy et du public? pourquoi prend-il le train d'égaler la recette à la dépense autant qu'il pourra?
C'est, mon cher Monsieur, qu'il a été élevé pour être négotiant; tel fut le grand Colbert, et celui-ci a l'avantage d'avoir travaillé en Angleterre et en Hollande; j'ai toujours pensé qu'un négotiant était plus capable de conduire les finances que les maîtres des requêtes ordinaires de notre hôtel; ceci soit dit sans vous déplaire. A l'égard des Juments dont j'ai eu l'honneur de vous parler il faut que je vous explique mon œconomie. Je mets tous mes chevaux, excepté deux privilégiés, tantôt au carosse, tantôt au chariot, tantôt à la charüe. Je choisis mes juments comme on doit choisir sa femme, ni trop belle, ni trop laide, mais capable de faire des enfans; et je veux que mes Juments en fassent puisque mes servantes n'en font point; si donc vous trouvez deux créatures convenables à mon serrail, noires et jeunes comme la maîtresse de Salomon, vous me ferez grand plaisir de me les envoyer à vôtre aise, à vôtre loisir, surtout si elles ne sont pas extrêmement chères.
A l'égard des soixante aunes de drap, est-ce que je me serais expliqué aussi mal que mre Guillaume? n'ay-je pas demandé quarante aunes de gros drap vert foncé, gris de fer, et doublures en Jaune foncé pour ces dites quarante aunes gris de fer? Voilà pour des habits. N'ay je pas demandé vingt aunes de gros drap Jaune foncé pour des vestes? Je me charge de l'article des culottes et de la doublure pr les vestes; vous convenez de tout cela, et moi aussi. Je suppose qu'on a ces petites provisions là à meilleur marché quand on en prend beaucoup, et surtout quand on les prend de la première main. Je pense surtout que quand on s'est consacré comme moi à la campagne, et qu'on a des Tours et des Ponts Levis, il faut avoir un bon magazin de livrées de domestiques, afin de n'être pas exposé à des nuances différentes quand on achête son drap au hazard: je pense aussi qu'il faut avoir sa provision de boutons, une douzaine de garnitures, au moins, qu'il les faut durables, et que si quelqu'un de vos amis en peut fournir, ce sera une nouvelle obligation que mon petit ménage vous aura. Mon œconomie s'étend encor sur les galons de chapeaux. On trouve à la vérité de mauvais chapeaux à Genêve qui ne sont pas excessivement chers; mais les galons, qui n'y valent rien, sont un tiers plus chers qu'à Lyon; douze bordures de chapeaux seront donc mon affaire. Mais voici bien une autre affaire. Vous me demandez ce qu'il faudra payer vers la St Jean pour mes provinces de Tournay et de Ferney. Vous avez, je crois, l'énoncé des Lettres de change, dont partie est déjà payée; il me semble que vous devez donner dix huit mille livres pour Tournay, et environ cinquante ou soixante mille livres pr Ferney: je n'ai pas icy les contracts. A l'égard du domaine sacerdotal de Diodati, dont j'ai payé partie de ma poche, vous en avez payé pour vôtre part 13150 £ au temps de Pâques, ou je suis fort trompé. Je vous ai encor épargné une vingtaine de mille francs pour d'autres acquisitions auxquelles mon petit pécule s'est trouvé par hazard en état de suffire. J'ay payé aussi sans vous importuner les Lods en grande partie et le centième denier, et le controlle et tous les faux frais, qui sont immenses. Vous voyez qu'après le Baron de Grand-Cour, je suis bien grand seigneur. Mais tout grand seigneur que je suis, je sens que je n'ai pas assez de foin; il m'en faudra environ 4000 quintaux par année, et je ne veux plus rien achetér de ma vie que du sel et du bœuf; je veux vivre en patriarche. On me propose un domaine au denier 20 qui me mettrait au dessus d'Isaac et de Jacob. Ce domaine me coûterait environ 1700 £ argent courant que certainement je ne donnerai pas de ma poche. Il en faudrait moitié à la St Jean et moitié aux Roys préfix; reste à savoir si vous êtes assez riche pr payer cela de vôtre trésor. Je ne sçais point du tout comment nous sommes; j'ai bien peur qu'il ne faille bientôt vendre à bon marché les annuités achetées chères, c'est sur quoi j'attends vos ordres.
Le papier manque. Il faut finir de crainte de vous parler encor de quelque terre à acheter. Je trouve qu'à mon âge il n'y a que la campagne de convenable. Mais il faudrait vous y voir quelquefois. Je vous embrasse de tout mon cœur.
Je ne vous ay point parlé de la muraille de la Chine qu'on veut faire aux Délices. C'est l'affaire de mr votre frère.