1757-01-06, de Marc Pierre de Voyer de Paulmy, comte d'Argenson à Voltaire [François Marie Arouet].

Hier au soir sur les 6 h: 1/4 le roi quitte mr le Dauphin et me la Dauphine pour monter en carrosse, et se rendre à Trianon.
Au moment qu'il met un pied sur le marchepied et qu'il se retourne un peu de côté en disant, ‘Un tel est-il là?’, un home de 5 pieds 6. pousse un des cent suisses, s'avance et par derrière donne un grand coup d'un instrument pointu, au roi. Le roi se retourne: ‘Voilà un home qui vient de me donner un furieux coup de poing.’ Il porte alors la main sur la partie et la voit tout humide de sang. ‘Je suis blessé’, dit il, ‘voilà le coquin qui a fait le coup; qu'on l'arreste, mais qu'on ne lui fasse cependt point de mal.’ En disant ces mots il se rend dans sa chambre sans être soutenu avec sang froid & tranquilité, pour savoir ce que c'était que cette blessure. Sur le discours du roi mr de Verzeil, exempt des gardes du corps, l'arrête et lui dit: ‘C'est toi misérable qui vient de blesser le roi?’ ‘Oui’, répond il, ‘c'est moi-même.’ On le fouille, on lui trouve dans la poche un méchant morceau de bois, armé d'une pointe de fer, en forme de canif, de la longueur d'un pouce et demi, large de deux lignes, 30 Louïs dans la poche, une bible, pas un seul papier. Il était vêtu d'un méchant habit gris, veste rouge, culotte de panne, et avait le chapeau sur la tête: on a mis l'homme nud come la main sans trouver sur lui d'autre renseignement; on a songé à lui attacher les mains, dès qu'il a aperçu ce dessein: ‘Il ne faut pas de force’ dit il, ‘tenés, les voilà,’ en les croisant derrière son dos; on l'a méné en prison les fers aux pieds et aux mains; mr le Garde des sceaux et mr le chancelier sont venus l'interroger. Ils lui ont demandé les raisons de son assassinat. Il a répondu que c'était son affaire, mais qu'il n'y aurait pas songé si on eût pendu 4 ou 5 Evêques qui le méritaient. On lui a demandé si son arme était empoisonnée; il a répondu qu'il n'y avait pas pensé seulemt: et cela sur son âme. Il avait dans sa poche un nouveau testament 12. d'une jolie édition; on lui a demandé ce qu'il en faisait. Il a répondu qu'il y était fort attaché; on lui a demandé s'il était seul. Il a répondu que non, qu'il avait plusrs complices, et que mr le Dauphin aurait son tour; on l'a menacé, il a répondu qu'on pouvait le tenailler, qu'il ne nommerait personne et qu'il raporterait tout à la gloire de Dieu et mourait martir. On lui a dit pourquoi il n'avait pas pris arme plus forte; il a répondu qu'il n'était pas encore préparé, et qu'il avait compté de faire son coup le jour des rois; qu'il le préméditait depuis 8 jours, sans avoir eu une occasion favorable; qu'il était resté dans la cour, et dans le froit terrible qui a gelé la Seine, depuis 4 heures jusqu'à 6 à attendre le roi; la main ne lui a point tremblé; cependt le roi n'a été blessé que légèremt entre la 3e & 4e côte; l'instrument s'est arrêté sur la côte et n'a pu aller plus loin; le roi avait d'ailleurs une camisole de flanelle sur la peau, une chemise, une autre camisole, veste justeaucorps, et un volant de velours noir. Le fer a encor porté sur les coutures qui ont émoussé la pointe du canif, et la graisse du roi lui a été utile. Somme totale la playe sondée et éxaminée est sans le moindre danger actuel, point de fièvre, beaucoup de courage et de discours admirables. Je l'ai vu ce matin dans son lit; toute la France est à Versailles; le Roi s'est confessé avec beaucoup de Zèle, on lui a demandé ce qu'il voulait qu'on fît du scélérat. ‘Demandez le’, dit il, ‘à mon Lieutenant’ en montrant mr le Dauphin, ‘car pour moi je lui pardonne de tout mon cœur.’ Le roi n'a jamais été plus digne d'amour que dans cette circonstance; il sera guéri après demain; il dort et est au mieux. Le scélérat régicide n'est point encor connu, il se dit d'Artois, il se nomme d'Amiens, et aujourd'hui il a dit qu'il se nomme Lefeure. Il a annoncé d'avance que les tortures ne lui feraient rien avouer. Il a pris mr le garde des sceaux pr mr le chancelier, et lui a demandé pourquoi il avait quitté sa compagnie; il a déclaré être de la religion catholique, apostolique et Romaine. On lui a brûlé les pieds par essai, il n'a rien avoué. On a changé de méthode, on s'y prend avec douceur. On espère savoir bientôt qui il est: il a dit avoir 35 ans. Personne ne le voit; il est dans la geôle de Versailles ayant 20 gardes du corps dedans, et 50 fusiliers des gardes françaises et suisses déhors; le parlement a demandé au roi la permission de s'assembler aux conditions qu'il lui plairait, pr vanger cet assassinat: on rapporte là dessus des choses admirables: il parait que cet assassin est un fanatique furieux qui se persuade mériter le ciel par cette action.