à Lausane 3 janvier 1758
Voici mon cher monsieur, ce que le confident de madame la markgrave m'écrit:
‘On croit comme vous qu'il faut faire la paix. Le Roy de Prusse la désire à ce qui parait. Je voulois vous dire les obstacles que j'envisage mais les ordres de S. A. R. m'obligent à renvoier mes idées à une autre poste. Je ne sçais si elle vous écrira par celle cy. Mais je peux vous assurer que vous n'êtes oublié ny dans les succez ny dans les triomphes.’
Cette année sera peutêtre celle de nos malheurs comme 1757 a été l'année des vicissitudes. Si la victoire de Lissa est aussi complette que le Roi de Prusse le dit, s'il a vingt mille prisoniers comme il s'en vante malgré l'improbabilité du nombre, s'il est secouru des anglais comme il y a très grande apparence, voylà en Allemagne une ballance établie; et les deux plats de la balance seront chargées de cadavres, et vuides d'argent. L'Allemagne sera divisée et affaiblie et en ce cas la France sera plus heureuse que si elle avait agrandi la maison d'Autriche par des victoires funestes.
Mais aussi d'un autre côté, s'il arrive de nouvelles infortunes aux armées de France, si les hanovriens aidez des prussiens font en 1758 ce que les pandoures firent en 1742, s'ils nous chassent, si nos armées et notre argent sont dissipez, si enfin la Prusse victorieuse se réunit un jour avec l'Autriche contre la France, et si les anciennes haines l'emportent sur les nouvaux traittez, la France aurait alors autant à craindre qu'à se repentir, et ce ne serait qu'en ruinant ses finances qu'elle pourait résister sur mer et sur terre.
Prenons àprésent les choses d'une autre face; il peut se faire que le maréchal de Richelieu batte l'armée de Hanovre, que les russes et les suédois fassent la guerre sérieusement, que les autrichiens alors plus libres dans leurs opérations pressent le roy de Prusse malgré touttes ses victoires.
Encor un autre cas plus vraisemblable; que tous les succez soient ballancez, que le Roi de Prusse désire sincèrement la paix, comme je le crois, la France alors ne peut elle pas conclure cette paix avec bienséance?
Mais dans tous les cas possibles le roy de Prusse peut il se détacher des anglais qui lui érigent une statue, et qui vont luy donner des subsides, la France peut elle se détacher de la maison d'Autriche pour n'avoir plus aucun allié?
Il paraît qu'on s'est mis dans un labirinthe dont aucun fil ne peut nous tirer, et qu'on n'en peut sortir que l'épée à la main.
En effet que proposerZ? et à qui faire des propositions? sera ce aux hanovriens après la rupture de leur capitulation? au roy de Prusse après avoir été si honteusement battus par luy? aux autrichiens après des traittez si récents? Peut on négotier séparément avec quelque puissance? et n'est on pas réduit à attendre que tous les partis également affaiblis et déchirez désirent une paix nécessaire? La postérité aura peine à croire qu'un marquis de Brandebourg se soit soutenu seul contre la France, l'Autriche, la moitié de l'empire, la Russie, la Suede. Mais enfin ce miracle est arrivé. Il subsiste, et tout ce que la France peut faire aujourdui c'est de se soutenir contre Hanovre. Cette humiliation est étrange et unique mais il la faut dévorer.
Je suis très persuadé que si la personne respectable que vous connaissez et qui connaît si bien L'Europe avait été à la tête des affaires, elles ne seraient pas dans ces tristes termes. Plût à dieu qu'il fît servir son génie et les ressources de sa prudence à finir glorieusement un tel embarras. S. E. aura incessamment une lettre de la sœur. Mais que peut faire le frère? Il désire la paix, oui, mais à condition qu'il gardera toutte la Silésie, à condition qu'il restera uni avec Hanovre dont il est garant.
Encor une fois je ne vois qu'un nuage épais, et je n'espère que dans les lumières de l'homme supérieur qui peut percer ce nuage. Je vous ai confié mes doutes et mon ignorance, c'est tout ce que j'ay à vous présenter pour vos étrennes.
J'écris mon cher monsieur à mr Cathala pour les cerisiers de la vallée de Montmorenci qui doivent être arrivez. Je crois que vos pêchers des chartreux le sont aussi. Que la tribu Tronchin se souvienne un jour de moy en mangeant de gros gobets et de grosses mignones. Mes compliments à mr de Gauffecour, mais surtout à mr Camp et à vos neveux.
Madame Denis et moy nous faisons mille vœux pour votre bonheur.
V.
En voici bien d'une autre, à bon jour bon œuvre. Le jour de l'an, une couturière, lingère, apprentie femme de chambre de ma nièce déclare qu'elle est grosse d'un laquais nommé André. La fille est nièce d'un pasteur de Nyon, son père est un chirurgien et un très honnète homme. C'est le second enfant que nous faisons dans la maison. L'année passée un autre laquais augmenta encor la ville de Nyon d'un petit suisse. Nous peuplons le pays. Nous devrions être en bénédiction. Mais un oncle ministre, et le consistoire, et le scandale, tout cela choque mes mœurs douces. Dites moy franchement, pourait on recevoir la pauvrete à Lyon? Elle a l'honneur d'être huguenote, et mon laquais celuy d'être papiste. Franchement il faudrait que M. le cardinal la convertit. Elle est jeune, jolie. Ce serait une œuvre pie. Mais en attendant il faut qu'elle acouche. Parlez moy net, y aurait il quelque âme honnête qui pût se charger d'elle, et mettre son enfant chez les orfelins de Lyon? On l'enverrait à cette personne charitable quand son ventre sera un peu rond. Je voudrais en savoir autant que mon faquin de laquais. Cela n'est il pas abominable que ces drôles là aient un plaisir que je ne peux avoir?
En un mot si sans vous commettre vous pouvez faire qu'on ait quelque soin de cette pauvre enfant, dieu vous bénira et made Denis qui est fort embarassée vous aura grande obligation.