1743-10-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Jacques Amelot de Chaillou.

Mgr,

En revenant de la Franconie où j'ay resté quelques jours après le départ de sa majesté prussienne, je reprends le fil de mon journal.

Le roy de Prusse me dit à Bareith environ le 13 ou le 14 du mois passé, qu'il étoit bien content que le roy eût envoyé de l'argent à l'empereur, et qu'il étoit satisfait des explications données par mr le maréchal de Noailles, au sujet de l'électeur de Mayence; ‘mais’, ajouta t'il, ‘il résulte de toutes vos démarches secrettes que vous demandez la paix à tout le monde, et il se pouroit très bien faire que votre cour eût fait des propositions contre moy à l'électeur de Mayence seulement pour entamer une négociation et pour sonder le terrain’.

‘C'est donc ainsi’, luy di-je en riant, ‘que vous en usez, vous autres rois de c'est ainsi probablement que vous fites au mois de may des propositions à le reine de Hongrie contre la France’. ‘Etes vous toujours dans cette idée?’ me répondit il; ‘je vous jure sur mon honneur que je n'ay jamais pensé à faire cette démarche’. Il me répéta deux fois ces paroles en me frapant sur l'épaule, et vous sentez bien que quand un roy jure deux fois sur son honneur, il n'y a rien à répliquer. Il m'ajouta, ‘Si j'avois fait la moindre ofre à la reine de Hongrie on l'eût accepté à genoux, et il n'y a pas longtemps que les anglais m'ont offert la carte blanche, si je voulois envoyer seulement dix mille hommes à l'armée autrichienne’.

Ensuitte il me dit qu'il alloit voir à Anspack ce qu'on pouroit faire pour la cause commune, qu'il y attendoit l'évêque de Virsbourg, et qu'il tâcheroit de réunir les cercles de Suaübe et de Franconie.

Il promit en partant au markgrave de Bareith, son beau frère, qu'il reviendrait chez luy avec de grands desseins et même de grands succez.

Ces succez se bornèrent à des promesses vagues du markgrave d'Ansbak, de s'unir aux autres princes en faveur de l'empereur quand s. m. p. donneroit l'exemple. L'évêque de Vurstbourg ne se trouva point à Ansbak, et même n'envoya pas s'excuser. Le roy de P. alla voir l'armée de l'empereur et n'entama rien d'essentiel avec le général Sekendorf.

Tandis qu'il faisoit cette tournée le markgrave me parla baucoup des affaires présentes. Il venoit d'être déclaré Felt maréchal du cercle de Franconie. C'est un jeune prince plein de bonté et de courage qui aime les français et qui hait la maison d'Autriche. Il voyoit assez que le roy de Prusse n'étoit point du tout dans l'intention de rien risquer, et d'envoyer une armée de neutralité vers la Bavière. Je pris la liberté de dire au margrave en substance, que s'il pouvoit disposer de quelques trouppes en Franconie, les joindre aux débris de l'armée impériale, obtenir du roy son beaufrère seulement dix mille hommes, je prévoyais en ce cas que la France pouvoit luy donner en subsides de quoy enlever encor dix mille cet hiver en Franconie, et que toute cette armée sous le nom d'armée des cercles pouvoit arborer l'étendart de la liberté germanique auquel d'autres princes auroient le courage de se rallier, et que le roy de Prusse engagé pouvoit encor aller plus loin.

Le markgrave et son ministre aprouvèrent ce projet, et l'embrassèrent avec chaleur, d'autant plus qu'il pouvoit mettre ce prince en état de faire valoir plus d'une prétension dans l'empire. Mais il falloit gagner l'évêque de Wurtsbourg et de Bemberg de qui la tête est, dit on, fort affaiblie; et le ministre du markgrave me dit que moyennant trente à quarante mil écus, on pouroit déterminer les ministres de cet évêque. Le roy de Prusse à son retour à Bareith ne parla pas de la moindre affaire à son beau frère, et l'étonna baucoup.

Il l'étonna encor plus en paraissant vouloir retenir de force à Berlin le duc de Virtemberg, sous prétexte que madame la duchesse de Virtemberg sa mère vouloit faire élever son fils à Vienne. Irriter ainsi le duc de Virtemberg, et désespérer sa mère n'étoit pas le moyen d'acquérir du crédit dans le cercle de Suaube, et de réunir tant de princes. La duchesse de Virtemberg, qui étoit à Bareith pour s'aboucher avec le roy de Prusse, m'envoya chercher. Je la trouvay fondant en larmes. ‘Ah!’ me dit elle, ‘le roy de Prusse veut il être un tiran? peut il pour prix de luy avoir confié mes enfans et donné deux régiments, me forcer à demander justice contre luy à toutte la terre? Je veux avoir mon fils. Je ne pense point qu'il aille à Vienne. C'est dans ses états que je veux qu'il soit élevé auprès de moy. Le roy de Prusse me calomnie quand il dit que je veux mettre mon fils entre les mains des autrichiens. Vous savez si j'aime la France, et si mon dessein n'est pas d'y aller passer le reste de mes jours quand mon fils sera majeur’.

Enfin la querelle fut appaisée, le roy de Prusse me dit qu'il ménageroit plus la mère, qu'il rendroit le fils si on le vouloit absolument, mais qu'il se flattoit que de luy même le jeune prince aimeroit à rester auprès de luy.

S. m. p. partit ensuitte pous Leipsik et pour Gota, où il n'a rien déterminé. Aujourduy vous savez quelles propositions il vous fait. Mais touttes ses conversations, et celles d'un de ses ministres, qui me parla assez librement, me font voir évidemment qu'il ne se mettra jamais à découvert que quand il verra l'armée autrichienne et anglaise presque détruitte.

Il faudroit du temps, de l'adresse et baucoup plus de vigueur que le markgrave de Bareith n'en a pour faire réussir cet hiver le projet d'assembler une armée de neutralité.

Le roy de Prusse veut baucoup de mal au roy d'Angleterre, mais il ne luy en fera que quand il y trouvera sécurité, et profit. Il m'a toujours parlé de ce monarque avec un mépris mêlé de colère; mais il me parle toujours du roy de France avec une estime respectueuse, et j'ay de sa main des preuves par écrit que tout ce que je luy ay dit de sa majesté luy a fait baucoup d'impression.

Je pars vers le 12, j'auray l'honneur de vous rendre un compte baucoup plus ample. Je me flatte que vous et mr le controlleur général permettiez que je prenne icy trois cent ducats pour acheter un carosse et m'en retourner, ayant dépensé tout ce que j'avois pendant près de quatre mois de voiages.