1743-11-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Jacques Amelot de Chaillou.

Mgr, étant tombé malade aussi bien que mes domestiques en revenant de la Haye, et ne sachant pas combien de jours je resterai encore, j'ay l'honneur de rendre compte par un courier que je vous envoye à Valenciennes pour vous instruire de plusieurs particularitez dont je n'ay pu encor avoir l'honneur de vous informer.

Pour aller par ordre je dirai d'abord que le roy de Prusse m'écrivit quelquefois de Postdam à Berlin, et même de petits billets de son apartement à ma chambre, dans lesquels il paraissoit évidemment qu'on lui avoit donné de très sinistres impressions qui s'effaçoient tous les jours peu à peu.

J'en ay entre autres une datée du 4 septembre qui commence ainsi: Vous me dites tant de bien de la France et de son roy qu'il seroit à souhaitter etc. et qu'un roy digne de cette nation qui la gouverne sagement peut luy rendre aisément son ancienne splendeur. Personne de tous les souverains de l'Europe ne sera jamais moins jaloux que moy de ses succez. J'ay conservé cette lettre et luy en ay rendu plusieurs autres qui étoient écrites à deux marges, l'une de sa main et l'autre de la mienne. Il me parût toujours jusque là revenir de ses préjugez contre [ ] mais lorsqu'il fut prest de partir pour la Franconie, on luy manda de plus d'un endroit que j'étais envoyé pour épier sa conduitte. Il me parût alors altéré et peut être écrivit il à M. Chambrier quelque chose de ses [?soupçons]. D'autres personnes charitables écrivirent à M. de Valory, que j'étois chargé à son préjudice d'une négociation secrette et je me vis exposé tout d'un coup de tous les côtez. Je fus assez heureux pour dissiper tous ces […]. Je dis au roy qu'à mon départ de Paris, vous aviez bien voulu seulement me recommander en général de cultiver par mes discours autant qu'il seroit en moy les sentiments de l'estime réciproque, et l'intelligence entre les deux monarques. Je dis à Mr de Valory que je ne serois que son secrétaire, et que je ne profiterois des bontez dont le roy de P. m'honore que pour faire valoir ce ministre; c'est en effet à quoy je travaillay.

L'un et l'autre me parurent satisfaits, et S. m. P. me mena en Franconie avec les attentions les plus flatteuses.

Immédiatement avant ce voiage le ministre de l'empereur à Berlin m'avoit parlé de la triste situation de son maitre; je luy conseillay d'engager Sa M. imp. à écrire de sa main une lettre touchante au roy de Prusse. Ce ministre détermina l'empereur à cette démarche, et l'empereur envoya la lettre par Mr de Sekendorf. Vous savez que le roy de P. m'a dit depuis qu'il y avoit fait une réponse dont l'empereur doit être satisfait.

Vous savez qu'à son retour de Franconie à Berlin, il fit proposer par M. de Podewils à M. de Valory de vous envoyer un courier pour savoir quelles mesures vous vouliez prendre avec luy pour le maintien de l'empereur.

Mais ce que sa majesté me disoit de ces mesures me paroissait si vague, il paraissoit alors si peu déterminé que j'osay prier Mr de Valory de ne pas envoyer un courier extraordinaire pour aprendre que le roy de Prusse ne proposoit rien. Je peux vous assurer que la réponse que fit Mr de Valory au secrétaire d'état étonna beaucoup le roy et luy donna une idée nouvelle de la fermeté de votre cour. Le roy me dit alors à plusieurs reprises qu'il auroit souhaité que j'eusse eu une lettre de créance. Je luy dis que je n'avois aucune commission particulière et que tout ce que je luy disois étoit dicté par mon attachement pour luy, et je ne chargeray point cette lettre de tout ce que je luy ay dit en conséquence de vos ordres. J'ay par écrit de quoy vous faire voir quelle hidre de préjugez j'ay eu à détruire dans mon voiage.

Le roy me dit qu'il se seroit expliqué avec moy encor plus ouvertement si j'avois eu une lettre de créance. Il daigna m'embrasser à mon départ, me fit quelques petits présens à son ordinaire, et exigea que je revinsse bientôt. Il se justifia beaucoup sur la petite trahison dont M. de Valory et moy nous vous avons donné avis. Il me dit qu'il feroit ce que je voudrois pour la réparer. Cependant je ne serois point surpris qu'il m'en eût fait encor une autre par le canal de Chambrier, tandis qu'il croyoit que j'avois l'honneur d'être son espion.

J'arrivay le 14 octobre à Brunsvik où le duc voulut absolument me retenir cinq jours. Il me dit qu'il refusoit constamment deux régiments que les hollandois vouloient négocier dans ses états; il m'assura que luy et beaucoup de princes n'attendoient que le signal du roy de Prusse; et que le sort de l'empire étoit dans les mains de ce monarque; il m'ajouta que le collège des princes étoit fort effarouché que l'électeur de Mayence eût sans les consulter, admis à la dictature le mémoire présenté il y a un mois contre l'empereur par la reine de Hongrie, qu'il souhaitait que le collège des princes pût s'adresser à sa majesté prussienne (comme roi de Prusse) pour l'engager à soutenir leurs droits, et que cette union en amènerait bientôt une autre en faveur de sa majesté impériale.

Plusieurs personnes m'ont confirmé dans l'idée où j'étais d'ailleurs que si l'empereur signifiait au roi de Prusse qu'il va être réduit à se jeter entre les bras de la cour de Vienne, et à concourir à faire le grand-duc roi des Romains, cette démarche précipiterait l'effet des bonnes intentions du roi de Prusse, et mettrait fin à cette politique qui lui a fait envisager son bien dans le mal d'autrui.

On m'a encore assuré qu'on commence à redouter en Allemagne le caractère inflexible de la reine de Hongrie, et la hauteur du grand-duc, et que vous pourrez profiter de cette disposition des esprits.

Oserais-je, monseigneur, vous soumettre une idée qu'un zèle peut être fort mal éclairé me suggère? On m'a fait promettre d'aller faire un tour à Virtemberg, à Anspach, à Brunswick, à Bareith, à Berlin. S'il se pouvait faire que l'empereur me chargeât de lettres pressantes pour les princes de l'empire dont il espère le plus, si je pouvois porter au roi de Prusse les copies des réponses faites à l'empereur, ne pourrait on pas pousser alors le roi de Prusse dans cette association tant désirée, qui se trouverait déjà signée en effet par tous ces princes? On saurait du moins alors certainement à quoi s'en tenir sur le roi de Prusse; et s'il abandonnait la cause commune, ne pourriez-vous à ses dépens faire la paix avec la reine de Hongrie? Vous ne manquerez de ressources ni pour négocier, ni pour faire la guerre. Je vous demande pardon pour mes rêves, qui sont les très humbles serviteurs de votre raison supérieure.