1743-11-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Jacques Amelot de Chaillou.

Monseigneur,

Etant tombé malade, aussi bien que mes domestiques, en revenant de la Haye, et ne sachant encor quand je pouray partir de Bruxelles, je vous dépêche un courier jusqu'à Lille pour vous rendre compte de plusieurs particularitez dont je n'ay pu encor avoir l'honneur de vous informer.

Je crois d'abord devoir vous dire que dans mon séjour dans les états du roy de Prusse, s. m. p. avoit la bonté de m'écrire quelquefois des billets par les quels il étoit évident qu'on luy avoit donné de très sinistres impressions, et ces préjugez diminuoient à mesure que ce commerce devenoit plus vif.

J'ay devant moy une lettre de ce monarque du 7 septembre, écritte de Postdam à Charlotembourg. Elle commence ainsi:

‘Vous me dites tant de bien de la France et du roy, qu'il seroit à souhaitter qu'il y eût partout d'aussi bons citoyens…. Un roy digne de cette nation, et qui la gouverne aussi sagement, peut luy rendre aisément son ancienne splendeur. Personne ne peut aquérir plus de gloire que luy, et nul souverain ne sera assurément moins jaloux que moy de ses succez. . . . . . .’

Je vis ces dispositions se fortifier de moment en moment. Ce prince ne me parloit plus du roy ny en particulier ny à ses repas, où règne la plus grande liberté, qu'avec une estime, j'ose le dire respectueuse, tandis qu'il s'expliquoit sur les autres avec peu de ménagemens, et je saisissois avec bien de l'ardeur touttes les occasions de L'échauffer en faveur de la France. Mais lors qu'il fut prest de partir pour la Franconie, on luy manda que j'étois venu pour épier sa conduitte. Il me parut alors réservé et altéré; et je crois qu'il écrivit à M. Chambrier quelque chose de ses soupçons.

J'eus encor le malheur qu'on écrivit à M. de Valory que j'étois chargé d'une négociation secrette à son préjudice. Ma bonne foy dissipa tous ces nuages, je dis au roy de Prusse lorsqu'il me fit des reproches, qu'il étoit vray que j'avois eu l'honneur de vous parler en partant, et que vous m'aviez recommandé seulement de cultiver autant qu'il seroit en moy la bonne intelligence qui doit régner entre les deux monarques, simple conseil, dont mon zèle n'avoit pas eu besoin.

Je dis à M. de Valory que je ne serois que son secrétaire, et que je ne profiterois de la bonté et de la familiarité du Roy de Prusse que pour faire valoir ce ministre. Je tint exactement parole. L'un et l'autre furent très satisfaits, et le roy de Prusse me mena en Franconie avec les attentions les plus flatteuses.

Je dois vous informer Monseigneur qu'avant ce voiage je pris la liberté de conseiller au ministre de l'empereur d'engager son maître à écrire au R. d. P. une lettre touchante. Vous savez que Le R. d. P. répondit à cette lettre d'une manière dont l'empereur fut très content. Vous savez tout ce qui s'est passé depuis. Je ne cessois de représenter tout ce que vous m'aviez ordonné avec tant de sagesse.

S. m. p. me dit plusieurs fois que je devois avoir une lettre de créance; mais je n'eus garde de la demander. Mon seul but, et mon seul devoir étoient de mettre M. de Valory en état de réussir, et j'aimois bien mieux parler au roy de Prusse comme attaché à luy, que comme envoyé à sa cour. Il me semble que le service du roy y gagnoit davantage.

J'allay le 11 octobre à Potsdam, où les ministres ne vont jamais; je trouvay Le R. d. P. irrité contre le roy d'Angleterre, et plus prest que jamais, me dit il, à servir puissamment L'empereur, mais encor peu certain sur les moyens. Il me dit enfin que si les choses tournoient comme il l'espéroit, il enverroit au printemps quarante mille hommes soutenir sa médiation, et je remarqueray que le dix octobre un de ses ministres d'état m'avoit dit la même chose à Berlin.

Ce monarque voulut qu'à mon retour je passasse par Brunswik. Il me chargea de lettres pour Mg le duc qui me reçut comme un homme attaché au roy son beau frère. Il fallut rester six jours à Brunswik où Le duc me fit l'honneur de me dire qu'il refusoit constamment deux régiments aux hollandois. Il m'assura que luy et beaucoup de princes n'attendoient que le signal du r. d. P. qui tenoit le sort de l'empire dans ses mains. Il m'ajouta que le collège des princes étoit indigné contre L'électeur de Mayence au sujet de ce mémoire de la reine de Hongrie présenté à la dictature sans les avoir consultez. ‘Je souhaitterois, dit il, ‘que le collège des princes pût s'adresser au roy de Prusse, pour soutenir leurs droits, en qualité de roy allié à l'empire. Cette union pouroit en amener bientôt une plus importante’.

Il daigna aprouver L'idée où j'étois que si L'empereur, après le temps où les délais épuisent la patience, signifioit au R. d. P. qu'il est obligé de se jetter entre les bras de la cour autrichienne, et de concourir luy même à faire le grand duc Roy des Romains, cette déclaration arrachée par la nécessité précipiteroit l'effet d'une bonne intention trop longtemps infructueuse.

Le même prince, et le vieux ministre Shlenitz m'assurèrent qu'on commence à redouter en Allemagne le caractère inflexible de la reine de Hongrie, et la hauteur du grand duc, et que vous pouriez profiter de cette disposition des esprits.

Oserais-je icy vous soumettre une idée qu'un zèle, peutêtre mal éclairé, me suggère? Seroit il mal àpropos qu'au lieu de s'en tenir aux négociations d'une diette dont plusieurs ministres sont vendus au party autrichien, L'empereur écrivît luy même des lettres pressantes aux princes dont il attend le plus, que les réponses de ces princes, portant qu'ils n'attendent que de voir l'étendart de Prusse, fussent portées à Berlin, comme une association déjà signée qui mettroit Le roy de Prusse dans la nécessité de se manifester? Je vous demande pardon de cette digression, et je continue mon journal.

A mon passage à la Haye, j'ay été témoin que le ministre prussien a pressé fortement plusieurs membres de la régence sur la pacification. Il a été jusqu'à déclarer au pensionaire d'Amsterdam que le roy son maître seroit obligé de prendre des mesures efficaces. M. le comte de Sinzeim et luy m'ont assuré qu'il falloit que Le roy de Prusse demandât la paix en Hollande, mais que si vous vouliez L'avoir, il ne falloit jamais paraître la désirer. En effet je suis témoin que le party autrichien à la Haye tâche toujours d'imputer à faiblesse vos démarches les plus raisonables, et que la ville d'Amsterdam a besoin de vous craindre pour prendre des mesures pacifiques.

J'ay vu deux jours presque entiers le comte de Stairs, et baucoup d'anglais de mérite. Ils m'ont confirmé qu'il se forme à Londres un party très considérable qui désire la paix et que deux cent membres de la chambre des communes se sont déjà associez. L'un des chefs de ce party est monsieur Dodington. Je le connois particulièrement, c'est un homme très riche, très actif, très ferme, et de baucoup d'esprit.

Voylà àpeuprès les choses principales qui sont venues à ma connaissance. Il ne me reste qu'à vous souhaitter des succez dignes du roy et de ses ministres et à vous assurer de mon profond respect.

Voltaire