A Charlottenbourg, ce 3 septembre 1743
Aujourd'hui, après un dîner plein de gaieté et d'agréments, le roi de Prusse est venu dans ma chambre; il m'a dit qu'il avait été fort aise de prier hier m. l'envoyé de France, seul de tous les ministres, non seulement pour lui donner des marques de considération, mais pour inquiéter ceux qui seraient fâchés de la préférence.
Je lui répondis que l'envoyé de France serait bien plus content si sa majesté envoyait quelques troupes à Vesel et à Magdebourg. ‘Mais’, dit il, ‘que voulez vous que je fasse? Le roi de France me pardonnera-t-il jamais une paix particulière?’
‘Sire’, lui dis je, ‘les grands rois ne connaissent point la vengeance: tout cède à l'intérêt de l'état; vous savez si l'intérêt de votre majesté et de la France n'est pas d'être à jamais unis.’
‘Comment puis je croire’, dit alors le roi de Prusse, ‘que la France soit dans l'intention de se lier fermement avec moi? Je sais que votre envoyé à Mayence fait des insinuations contre mes intérêts, et qu'on propose la paix avec la reine de Hongrie, le rétablissement de l'empereur, et un dédommagement à mes dépens.’
‘J'ose croire’, répliquai-je, ‘que cette accusation est un artifice des Autrichiens, qui leur est trop ordinaire. Ne vous ont ils pas calomnié ainsi au mois de mai dernier? n'ont ils pas écrit en Hollande que vous aviez offert à la reine de Hongrie de vous joindre à elle contre la France?’
‘Je vous jure’, me dit il, mais en baissant les yeux, ‘que rien n'est plus faux. Que pourrais je y gagner? Un tel mensonge se détruit de soi même.’
‘Eh bien! sire, pourquoi donc ne vous pas réunir hautement avec la France et l'empereur contre l'ennemi commun, qui vous hait et qui vous calomnie tous deux également? Quel autre allié pouvez vous avoir que la France?’
‘Vous avez raison’, reprit il; ‘vous savez aussi que je cherche à la servir, vous connaissez ce que je fais en Hollande. Mais je ne peux agir hautement que quand je serai sûr d'être secondé de l'empire; c'est à quoi je travaille à présent, et c'est le véritable but du voyage que je fais à Bareith dans huit ou dix jours. Je veux être assuré au moins que quelques princes de l'empire, comme Palatin, Hesse, Virtemberg, Cologne et Stettin, fournissent un contingent à l'empereur.’
‘Sire’, lui dis je, ‘demandez leur seulement leur signature, et commencez par faire paraître vos braves Prussiens.’
‘Je ne veux point recommencer la guerre’, dit il, ‘mais j'avoue que je serais flatté d'être le pacificateur de l'empire, et d'humilier un peu le roi d'Angleterre, qui veut donner la loi à l'Allemagne.’
‘Vous le pouvez’, lui dis je, ‘il ne vous manque plus que cette gloire, et j'espère que la France tiendra la paix de son épée et de vos négociations; la vigueur qu'elle fera paraître augmentera sans doute votre bonne volonté. Permettez moi de vous demander ce que vous feriez si le roi de France requérait votre secours, en vertu de votre traité avec lui.’
‘Je serais obligé’, dit il, ‘de m'excuser, et de répondre que ce traité est annulé par celui que j'ai fait depuis avec la reine de Hongrie; je ne peux à présent servir l'empereur et le roi de France qu'en négociant.’
‘Négociez donc, sire, aussi heureusement que vous avez combattu, et souffrez que je vous dise, avec toute la terre, que la reine de Hongrie n'attend que le moment favorable d'attaquer la Silésie.’
Alors il parla ainsi: ‘Mes quatre places seront achevées avant que l'Autriche puisse envoyer contre moi deux régiments; j'ai cent cinquante mille combattants, j'en aurai alors deux cent mille. Je me flatte que ma discipline militaire, que je tiens la meilleure de l'Europe, triomphera toujours des troupes hongroises. Si la reine de Hongrie veut reprendre la Silésie, elle me forcera de lui enlever la Bohème. Je ne crains rien de la Russie: la czarine m'est à jamais dévouée depuis la dernière conspiration fomentée par Botta et par les Anglais. Je lui conseille d'envoyer le jeune Yvan et sa mère en Sibérie, aussi bien que mon beau-frère, dont j'ai toujours été mécontent, et qui n'a jamais été gouverné que par des Autrichiens.’
Le roi allait poursuivre; on est venu l'avertir que la musique était prête; je l'y ai suivi, il m'a fait plus d'accueil que jamais.
Je n'ajoute rien à ce détail simple et exact. J'omets, en faveur de la brièveté, les raisons que j'ai fait valoir. Je n'ai mis ici que la substance.
ce 6 septembre
Depuis cet entretien j'en ay eu plusieurs autres, j'ay même écrit et reçu des billets de son apartement au mien.
Le résultat est que je l'ay fait convenir que la cour de France ne peut avoir de part à cette proposition faitte à Mayence contre luy; en effet vous n'avez pas voulu offenser un roy que vous avez tant d'intérest de ménager.
Etant instruit que le party pacifique commençoit à s'acréditer en Hollande, et sachant ce qui s'est passé d'un côté entre les régens, et de l'autre entre un principal bourguemaitre d'Amsterdam et l'abbé de la Ville, j'en ay rendu compte à sa m. p., j'ay fait valoir cette conjoncture, et j'ay obtenu au moins quel donnast ordre à son ministre à la Haye, de presser la paix, et de parler avec vigueur. Allez, luy a t'il dit, en propres mots, faites moy respecter. Mais ce ministre en Hollande, ne doit point communiquer avec mr de Fenelon. Le roy de P. allègue qu'il veut paraître impartial.
Cependant il arrête toujours les munitions de guerre des hollandois. Je vois qu'il formera à Bareith le plan de sa conduitte dans l'empire. Je ne sçais encor s'il me mettra du voiage. Ma situation commence à être très épineuse, on a donné des ombrages.