1758-11-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Il y a trop long temps pour mon cœur, que je n'ay eu l'honneur d'écrire à votre altesse Se. Pardonnez à la déplorable santé d'un vieux Suisse.
Je n'en ay pas pris moins d'intérest à tout ce qui vous regarde. Je demandais à tous les allemands qui venaient dans nos montagnes si les armées n'avaient point passé sur votre territoire, si on n'avait point fait quelque extorsion dans Altembourg selon le nouvau droit des gens de ce temps cy. J'ay dit cent fois, malheureux Leipsik! malheureux Dresde! mais que je ne dise jamais, malheureux Gotha!… Les succez ont donc été ballancez l'année 1758, et le seront probablement encore l'année prochaine, et l'année d'après, et dieu sait quand les malheurs du genre humain finiront! Plus je vois ces horreurs, plus je m'enfonce dans la retraitte. J'appuye ma gauche au mont Jura, ma droitte aux Alpes, et j'ay le lac de Geneve au devant de mon camp, un beau châtau sur les limites de la France, l'hermitage des Délices au territoire de Genève, une bonne maison à Lausane. Rampant ainsi d'une tannière dans l'autre je me sauve des rois, et des armées, soit combinées soit non combinées. Malheur à qui a des terres depuis le Rhin jusqu'à la Vistule. J'espère qu'au moins vos altesses sérénissimes seront tranquilles cet hiver. Votre prudence fera le bonheur de vos sujets et détournera l'orage de vos états. Je me mets aux pieds de votre auguste famille. Je joins mes jérémiades à celles que fait avec esprit la grande maîtresse des cœurs. Je salue la forest de Turinge. Je supplie votre altesse sérénissime de ne jamais oublier le bon vieux Suisse qui luy est attaché si tendrement avec le plus profond respect.

V.