1758-12-12, de Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha à Voltaire [François Marie Arouet].

Soyez persuadé, monsieur, que je connais trop le prix de votre amitié et l'agrément de votre correspondance pour ne pas désirer avec ardeur de recevoir de vos charmantes lettres et des marques de votre souvenir.
Mais je n'ai pas le courage ni l'indiscrétion de vous importuner de mon écriture quand je ne me trouve pas autorisée par vous même à rompre le silence. Je ne vous nie pas que je n'aie été tentée souvent de vous adresser quelques lignes, mais enfin j'ai résisté et je crois vous avoir fait un grand sacrifice. Je suis extrêmement mortifiée d'apprendre que vous souffrez tant et que ce soit là la cause qui m'ait privé du doux plaisir de lire de vos lettres. La part obligeante que vous daignez prendre à nos maux et à notre triste situation me flatte et me console bien véritablement. Hélas! monsieur, nous n'avons ni le mont Jura ni les Alpes, ni le lac de Geneve pour abri. Nous n'avons que notre faiblesse. Aussi notre pauvre pays d'Altembourg a-t-il souffert infiniment. Les croates ne passent assurément pas pour des gens disciplinés et nous en avons eu trois mille dans la ville d'Altembourg, et dieu sait les extorsions qu'ils ont faites au bout de trois ou quatre jours. Je crois qu'il ne s'est pas passé un mois sans que nous ayons eu des troupes, ou des livraisons à faire. Ici grâces au ciel nous avons été libres et tranquiles; mais depuis que les armées entrent en quartier d'hiver nous en avons aussi dans notre pays. Vous ai-je dit, monsieur, que notre petit contingent a enfin joint l'armée de l'empire? Nous ignorons comment le roi de Prusse regardera cette démarche. Vous pouvez bien penser qu'il a fallu la faire. Le roi de Prusse a été souvent dans cette guerre au bord du précipice, mais jamais, selon moi, aussi proche que cette année. D'abord qu'il est entré à Dresde après avoir délivré cette ville et Neiss, il s'est logé au château et dans l'appartement du roi de Pologne, chose qu'il n'avait jamais faite auparavant, et il a renvoyé tous les ministres de conférence à l'exception d'un seul en Pologne. On dit la même chose des conseillers de la chambre des finances de Dresde. Enfin on voit que tout s'aigrit de plus en plus, et que l'acharnement augmente affreusement. Savez vous que le prince Charles de Saxe est devenu duc de Courlande? Si d'une part je m'afflige et je compatis extrêment à vos maux corporels, de l'autre je me réjouis bien sensiblement en vous sachant éloigné des cruelles horreurs de la guerre. Non, je crois impossible à un être humain de voir ou du moins d'entendre de près ces calamités sans en gémir et sans en avoir le cœur ulcéré. La guerre de trente ans n'était qu'une farce en comparaison de celle-ci.

[She asks for Voltaire's opinion of Diderot's Le Fils naturel and Le Père de famille.] Vous pouvés compter que je n'en abuserai pas. Je Vous chéris trop pour être capable de Vous causer la moindre peine et de plus je suis extrêmement discrète de mon naturel.

Conservés moi cette Amitié qui fait le charme de ma vie. Le Duc, mes enfans, l'aimable Buchwald, touts veulent être només pour Vous protester leur estime et leur affection. J'ajoute à tous ces sentimens l'admiration la plus parfaite.

LD