1761-11-21, de Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha à Voltaire [François Marie Arouet].

Je suis trop flattée Monsieur de Votre chère Amitié, pour ne pas recevoir avec un empressement infini les marques agréables de Votre prétieux souvenir.
Mais coment combiner ces deux désirs égallement vrais et égallement vifs? Je ne voudrois pas voler au monde adorateur de Vos talents, du tems que Vous employés à satisfaire son goût, à Vous faire admirer d'une postérité judicieuse et éclairée, et cepandant je Vous l'avoue je suis enchantée quand je puis recevoir de Vos lettres et lire aux curieux les lignes dont Vous m'honorés. Je voudrois tous les jours de la vie Vous entretenir et néanmoins je crains exescivement de Vous importuner. Voilà Monsieur de ces contrastes qui se trouve si souvent dans la pauvre humanité, qui ne sauroient Vous surprendre et donc la source est exité dans mon coeur par le sentiment de l'admiration et de l'amitié que je Vous porte. Tâchés donc de satisfaire mes voeux ardents, mais surtout tâchés à Vous conserver à Vos amis.

Le sort de Colberg n'est pas encor décidé, cepandant on comence à espérer que cette place sera conservée à son légitime possesseur. Du moins résiste t'elle mieux que Schweidniz. Je suis persuadée que le plus grand nombre, et peutêtre le plus sencé des humains fait chorus avec Vous, sur la misère où cette funeste guerre nous réduit. On n'y prévoit pas même la fin de ces calamités et de cette dévastation générale de l'Europe. J'admire et j'aplaudis au parti généreu du grand Seigneur qui contracte des alliances sans aider à désoler la pauvre humanité. L'Espagne suivra t'elle un si magnanime exemple? qu'en pensés Vous? Le Roi d'Angleterre doit être extrêmement content de son choix, il faut donc le croire sage, parcequ'il est heureu et l'en féliciter.

J'attens Monsieur avec une impatiance extrême la nouvelle tragédie dont Vous me parlés, que Vous daignés me promettre et que j'ose espérer que Vous n'oublierés pas de m'envoyer. J'aime à la folie tout ce qui sort de Votre plûme et je Vous avoue ingénument que je suis jalouse quand je ne suis pas des premières à pouvoir admirer Vos productions. Je ne sais si je me trompe mais il me semble d'avoir lue cette ode dont Vous faite mention et il me paroit même qu'on l'attribuoit à un tout autre génie qu'à un suisse né à Bern. Depuis la prise de Schweidniz tout semble être tranquile en Silesie. Il en est à peu près de même en Saxe, mais les François et les Alliés remuent encor toujour au tour de nous. Nous craignons beaucoup des quartiers d'hivers qui mettroient assurément le comble à notre ruine. Si au lieu de cela j'osois me flatter de Vous revoir Monsieur, de Vous posséder ici pour quelque tems que je serois heureuse, que nous serions dignes d'envie! Ma chère Amie l'aimable Buchwald pense bien de même, et mon bon Duc, et mes enfans disent amen à tout ce que je viens de Vous assurer. Aimés nous car nous Vous adorons pour la vie.

Ce n'est que depuis hier que je suis en possession Monsieur de Votre charmente lettre du 9. Vous voyés donc qu'il n'a pas tenûs à moi de répondre plus tôt qu'aujourd'huy.