aux Délices par Geneve 16 juin [1755].
Madame,
Je ne cesserai sur les bords du lac de Geneve et du Rone d'adorer la forest de Turinge.
Je n'importune que bien rarement votre altesse sérénissime de mon respectueux attachement et de ma reconnaissance. Il faut me regarder comme un homme enseveli dans la solitude. Cette cruelle destinée qui se joue de tous les êtres n'a pas voulu que ma solitude fût dans vos états où est mon cœur. Elle m'a arraché à votre cour. Plût à dieu que j'y fusse encore. J'oublierais encor plus les infidélitez et les orages des autres cours. On m'a fait à celle de Berlin une noirceur nouvelle. On avait un exemplaire tronqué et très infidèle de cette Jeanne qui vous a quelquefois amusée et on avait cet exemplaire par des voyes qui n'étaient pas trop légitimes. On m'avait promis qu'on n'en abuserait jamais. Cependant on l'a envoyé à un ancien secrétaire du Roy de Prusse nommé Darget qui a renoncé au service du Roy aussi bien qu'Algaroti. Ce Darget est à Paris, et il court des copies d'un ouvrage que votre altesse se seule aurait dû avoir s'il avait été digne de vous être présenté. Je m'amusais madame dans ma retraitte, quand mes maladies me le permettaient, à retoucher, à retravailler cette ancienne rapsodie, à y mettre plus d'ordre, plus d'agrémens et surtout plus de décence, sans en ôter la guaité. C'était pour vous madame que je travaillais. Mais les maudittes nouvelles des infidélitez de Berlin et de Paris m'ont fait tomber la plume des mains. J'ay fait l'impossible pour retirer les exemplaires maudits de Berlin et de Paris. Cette affaire m'a causé presque autant de peine que celle de Francfort. Je suis destiné à me repentir toutte ma vie de mon voiage de Brandebourg. Il n'y a que celuy de Gotha qui me console; que pui-je faire maintenant dans la retraitte où je me suis enseveli que de m'occuper à jamais du souvenir de vos bontez, d'en parler tous les jours à la compagne de ma solitude, de faire mille vœux pour votre prospérité, pour celle de toutte votre auguste maison, pour la santé de la grande maîtresse des cœurs? J'ay renoncé à toutte société, à tout commerce. J'ignore ce qui se passe sur la terre. J'ay même longtemps ignoré la cruelle infidélité qu'on m'a faitte. Je voudrais madame oublier tout hors votre altesse sérénissime, votre cour et vos bontez.
Je la supplie de me conserver toujours cette bienveillance prétieuse dont elle m'a honoré. Je suis le plus inutile de ses serviteurs. Mais je me flatte qu'elle ne dédaignera pas l'hommage d'un hermite qui ne tient plus sur la terre qu'à elle seule, et qui sera jusqu'au dernier moment pénétré pour elle du plus profond respect, et d'une reconnaissance infinie.