1754-01-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.
Grand dieu qui rarement fais naitre parmi nous
De grâces, de vertus un heureux assemblage;
Quand ce chef d'œuvre est fait sois un peu plus jaloux
De conserver un tel ouvrage.
Fais naitre en sa faveur un éternel printemps,
Etends tout au plus loinses belles destinées,
Et racourcis les jours des sots et des méchants,
Pour ajouter à ses années.

Madame,

C'est ce que je prenais la liberté de Dire à Dieu quand j'appris que votre Altesse Sérénissime était dangereusement malade.
J'étais aussi inquiet que la grande maîtresse des cœurs, mais je n'étais pas si agissant, car il y a deux mois que je ne peux sortir de ma chambre. Je suis donc votre aumônier madame! et votre altesse se se fait lire mes œuvres téologiques quand elle veut s'édifier! Que n'étais-je là pour luy lire Jeanne pendant sa convalescence! Il me semble que j'aurais encor eu la force d'en faire deux ou trois chants pour L'amuser, mais loin d'elle je n'ay pas le courage d'être guai; de plus une cinquantaine d'empereurs dont j'ay écourté les faits et gestes est une occupation directement contraire à la joye.

J'ay eu l'honneur d'envoyer à votre altesse sérénissime une douzaine d'exemplaires du premier tome par la voye qu'elle a eu la bonté de me faire indiquer. Je crois qu'ils arriveront peu de temps après ma lettre. Je n'ay pu en faire relier que deux, le temps pressait. Qu'elle pardonne à L'impatience de mettre à ses pieds mon hommage; elle distribuera à qui elle voudra ces faibles marques de ma respectueuse reconnaissance, et de mon envie de lui plaire. Reprenez madame cette santé brillante que je vous ay vue. Les beaux jours de tout ce qui vous environne dépendent des vôtres. Vivez heureux au milieu d'une famille qui vous adore, et d'une cour qui vous bénit.

Je me mets aux pieds de monseigneur et de toutte votre auguste famille avec le plus profond respect et le plus sincère attachement.

Comme j'allais fermer ma lettre je reçois celle dont votre altesse sérénissime m'honore en datte du 5 Janvier. Madame, la forest de Turinge est bien plus belle que les rochers de la route d'Egra; mais il n'y a plus pour moy de verdure; je ne vois que la chutte des feuilles, et dans l'état où je suis, il n'y a plus pour moy de mois de may tel que j'ay eu le bonheur d'en passer un chez la descendante d'Hercule. Je prendray la liberté de luy léguer Jeanne par mon testament. Je me flatte qu'elle daignera sourire quelquefois avec la grande maîtresse des cœurs en lisant ce livre de morale, et qu'elle se souviendra avec bonté de l'autheur qui vivra et mourra en regrettant plus la Turinge qu'aucun pays de l'univers. Je renouvelle encor mon profond respect.

V.

Il faut que je luy conte qu'un vieux baron de Lorraine, dévot comme un sot, s'est avisé de m'écrire, touttes les postes, pour me convertir. Je luy ay fait répondre que j'étais mort. Il prie dieu àprésent pour le repos de mon âme. Je vis cependant madame et je compte envoyer à vos pieds dans deux mois le second tome qui vous apartient, et qui est un peu moins ennuyeux que le premier.

Je ne suis à Colmar que pour cette besogne.