aux Délices près de Geneve 11 novembre [1755]
Madame,
L'ode sur la mort me convient baucoup plus que la pucelle; je suis bien plus près de tomber dans les griffes de l'une, que dans les bras de l'autre.
Mais de qui est cette ode? c'est une énigme dont il ne m'appartient pas de deviner le mot. Je vois ces terribles mots d e main de maître, je vois une couronne. Je crains tout cela autant que la mort même. Je fais la révérence, et je me tais. S'il m'était permis de parler, je dirais que j'ay trouvé dans cet ouvrage des images fortes et des idées vraies. Mais je n'en dirai pas plus. C'est à votre Altesse sérénissime à me faire la grâce toutte entière, et à daigner m'éclairer quant à cette pauvre Jeanne. C'était bien pis madame que ce qui a paru devant vos yeux sages et indulgens. Cette Jeanne à la vérité s'est un peu corrigée de ses anciennes habitudes, mais elle n'a pu s'habiller assez décemment pour paraître à votre vüe. Le fait est qu'il en courait des copies aussi insolentes qu'infidèles et qu'il a fallu rassembler à la hâte ce qu'on avait de cette ancienne plaisanterie, pour empêcher au moins les fausses Jeannes qui se multipliaient tous les jours, de se donner hardiment pour la véritable. Je n'avais précisément madame que ce qui est actuellement entre les mains de V. A. Se. Si mon âge et ma façon de penser devenue un peu sérieuse me permettaient de continuer un tel ouvrage, j'oserais y travailler encore, mais ce serait uniquement pour obéir à vos ordres. Ma sévérité ne m'empêcherait pas de faire ce que la sévérité d'une grande maitresse ne l'empêche pas de lire. Mais L'ode de la mort m'arrête et me glace. Comment plaisanter devant un tel objet? il est vray qu'un ancien nommé Horace parlait de la mort et du tartare dans une ode, et de Phillire et de vin de Falerne dans une autre. Appelles peignait Vénus après avoir peint les furies. La mort a beau faire, elle ne chassera point les grâces d'auprès de votre personne. Elles y sont toujours. Il n'y a pas moyen de venir leur demander àprésent comment il faut s'y prendre pour vous obéir, madame. Nos montagnes sont couvertes de neige et il n'est pas possible de traverser le Rhin et le Vezer. Il faut se contenter de saluer la forest de Turinge des bords de mon grand lac. Il faut se borner à présenter de loin, ce qui est bien triste, mes profonds respects, mon attachement éternel, à votre altesse sérénissime et à votre Auguste famille.
V.