à Mayence 22 juillet [1753]
Madame,
Freitag et la fièvre ont fait un peu de tort à Charles quint, mais mon zèle pour les descendants de Jean Frederic n'est pas rallenti.
Un ouvrage que votre altesse sérénissime m'a ordonné est la première de mes occupations, et fait oublier tous les Freitags. J'ay été un peu comme les chevaliers errants qui passaient d'un châtau enchanté dans une caverne, mais aussi ils allaient ensuitte d'une caverne dans un châtau. Il serait bien juste que le petit ouvrage qui est né à Gotha vînt respirer l'air natal, et que Jeanne pût les soirs servir d'intermède aux scènes tragiques des empereurs et des Electeurs. Vos bontez madame m'ont fait pour jamais votre sujet. Je ne demande àprésent à ma destinée que de pouvoir passer quelques jours de ma vie à vos pieds, mais j'ay bien peur de n'être pas destiné à être si heureux. Où aurais-je pu mieux finir mes empereurs que dans votre belle bibliotèque, et dans une cour où j'aurais trouvé autant d'instruction que de plaisir? Votre altesse sérénissime ne sait pas le pouvoir qu'elle a sur les coeurs, elle ne sait pas qu'après avoir eu l'honneur de luy faire sa cour, on est malheureux partout ailleurs. Ce n'est pas qu'il n'y ait icy de très belles messes, mais il n'y a point de duchesse de Gotha. On dit qu'il y a une princesse de Columbrunoà Naples qui est une merveille. J'iray luy soutenir que les merveilles ne sont que dans la Turinge.
Ah madame, il n'y a que votre forest qui puisse me faire de la peine. La cruelle expose les gens aux vents du nord. Pourquoy vos états ne sont ils pas un peu plus près du soleil? Pourquoy les beaux climats sont ils des pays d'inquisition, et que le mérite est dans le nord? Que tout cela est mal arrangé! que le sort est injuste! car enfin pourquoy madame de Bukwal est elle en danger de perdre la vue, et que tant de sots ont de si bons yeux? Elle vous entend du moins madame, et je l'envie. Permettez moy madame de joindre icy tout ce que mon cœur me dicte pour elle; son nom y est gravé après celuy de votre altesse sérénissime. Ne pourai-je encor avant de mourir revoir la demeure délicieuse où j'ay vu tout ce qu'il y a dans le monde de plus digne d'attirer les hommages de ceux qui pensent, et qui ont du sentiment?
Que votre altesse sérénissime reçoive avec sa bonté ordinaire mon profond respect, et mon éternelle reconnaissance, qu'elle me permette de me mettre aux pieds de toutte son auguste famille, qu'elle daigne me continuer ses bontez qui font la consolation de ma vie.
Si elle daigne m'honorer de son souvenir elle peut adresser ses ordres à Mayence, toutes les lettres y sont en sûreté.