aux Délices près de Genève 9 octobre 1755
Madame
Les bontez dont votre altesse sérénissime honore un pauvre orphelin chinois me laissent espérer qu'elle ne dédaignerait pas de jetter ses regards sur sa sœur Jeanne.
C'est aussi une espèce d'orpheline, car elle n'est pas reconue par son père. Je viens d'apprendre madame qu'on a imprimé cette rapsodie en Hollande, et qu'on la vend à Francfort chez un nommé Eslinger. Ce n'est plus la peine de confier cette grosse créature à mr de Vadener. Votre Alt. sére l'aura bien plustôt par Francfort, si elle veut s'en amuser. Je ne réponds pas qu'il n'y ait dans la vie de cette héroine quelques avantures peu dignes d'Ernest le pieux mais elle vivait dans un siècle où on n'y entendait pas finesse. Monstrelet historiografe de Charles 7 dit qu'il fit prêter serment sur l'évangile aux domestiques de ce prince pour savoir la vérité touchant les amours honnêtes de sa majesté et d'Agnes Sorel, que tous jurèrent que le roy s'était borné à la conversation familière, et à baiser quelquefois la main d'Agnes, que s'il en avait eu de beaux enfans, c'était en tout bien et en tout honneur, et que ceux qui disaient qu'il s'était passé entre eux quelque chose de contraire aux loix de la chevalerie, étaient des mal avisez. Pour moy madame qui ai perdu de vue depuis longtemps cette partie de l'histoire de France, je ne puis que m'en rapporter aux lumières et au jugement des personnes indulgentes et implorer votre miséricorde.
Certainement si Madame la duchesse de Gotha ne me condamne pas, si la vertu et les grâces me donnent l'absolution, si une grande maîtresse des cœurs et des mœurs ne fait pas scrupule de s'amuser à ces bagatelles, personne n'est en droit de me faire des reproches. Je me souviens que je lisais autrefois cette bagatelle à la reine mère à Berlin en présence de la princesse Amélie qui était cachée dans un petit coin, et qui n'en perdait pas sa part. Je suis très fâché que cette plaisanterie soit imprimée. Mais enfin si elle peut faire passer quelques moments à votre altesse se qui ne soient pas des moments d'ennui, je serai bien consolé. Que ne pui-je madame venir me mettre à vos pieds, et renouveller à votre Altesse sérénissime, et à toutte votre auguste famille mon attachement, ma reconnaissance et mon profond respect.
V.