aux Délices 12 avril 1760
Madame,
Si j'ay passé trop de temps sans avoir l'honneur de vous écrire, si j'ay été malade, si je languis, ce n'est pas la cousine de Mademoiselle de Pertrizet qui en est cause.
Je suis dans un âge où les passions ne font pas tourner la tête. Votre altesse sérénissime daignait s'intéresser à ce mariage mais la dot est bien difficile à trouver. L'oncle qui n'entend pas raillerie, et qui fait toujours de bonnes affaires conclura peutêtre le marché, et ce sera le mariage forcé. Je ne doute pas que Madame n'ait été contente de ses américains et de ses américaines. Quand on voit tant de malheurs et tant de cruelles folies en Europe, il n'est pas mal de faire un petit voiage au Pérou. J'ay peur que le voisinage de votre altesse sérénissime ne soit inondé de trouppes cette année, mais elle est acoutumée à voir les orages et à les dissiper. Quand je vis les premières tempêtes se former, je crus qu'il y en avait là pour cinq ou six ans. Dieu veuille que je me sois trompé. On paraît épuisé à la fin d'une campagne, et on recommence encor sur nouvaux frais. On dit ce sera la dernière, et cette dernière en amène encor une autre. Et les malheurs du genre humain ne finissent point. Le Roy de Prusse fait toujours des vers et des revües. Je ne sçais comment la petite fille d'Ernest le pieux aura pris la lettre au maréchal de Keit. Si le philosophe de Sans souci est battu, il sera excomunié. Conservez madame votre sage et heureuse tranquilité d'esprit au milieu de touttes les secousses qui vous environnent, soyez aussi heureuse que vous devez l'être. Que la grande maitresse des cœurs jouisse d'une santé bien affermie, que votre auguste famille croisse sous vos yeux en grâces, en talents et en mérite. Je me mets à vos pieds et à ceux de monseigneur. Je renouvelle à votre altesse sérénissime le profond respect et l'attachement du suisse
V.