1761-01-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Il faut donc que l'année 1761 recommence avec la guerre! il faut donc que touttes vos vertus, et toutte la conciliation de votre esprit ne puissent détourner ce fléau de votre voisinage et même de vos états! Voilà donc les choses à peu près comme elles étaient dans le commencement de ces funestes troubles! Il y a longtemps madame que je n'ay pris la liberté de mêler ma douleur à celle que votre altesse sérénissime ressent de tant de désastres.
Les larmes qu'elle verse sur les malheurs de l'Allemagne sont d'autant plus belles, que les désolations qui vous environnent ne vont point jusqu'à vous. Une princesse ne soufre guères personnellement: mais une âme comme la vôtre soufre des peines d'autruy. J'ignore si l'interruption du commerce attachée au fléau de la guerre n'a point empêché le petit paquet qui contenait l'histoire de Pierre premier de parvenir jusqu'à votre Altesse sérénissime.

Il faut au moins que je l'amuse d'une petite avanture de nos climats pacifiques. J'ay quelques terres dans le pays de Gex aux portes de Geneve. Les jésuittes en ont aussi, et sont mes voisins. Non contents du Roiaume du ciel dont ils sont sûrs, ils avaient usurpé un domaine très considérable sur six pauvres gentils hommes, tous frères, tous mineurs, tous servant dans le régiment des Deux Ponts. J'ay pris le parti de ces messieurs. Il fallait quelque argent. Je l'ay donné. Calvin ne me le rendra pas, mais enfin j'ay arraché le bien des mains des jésuittes, et je l'ay fait rendre aux propriétaires. Voilà madame ma bataille de Lissa. Je sçais bien que st Ignace ne me pardonnera pas. Mais n'est il pas vray que je trouverai grâce à vos yeux, madame? Il n'y a point de saint dont j'ambitionne la protection comme la vôtre. Je suis sûr que la grande maitresse des cœurs rira de me voir vainqueur des jésuittes. Elle aimera les guerres qui finissent par rendre à chacun ce qui luy appartient. On dit Ponticheri au pouvoir des Anglais. J'y perds quelque chose mais si cela donne la paix je me console.

Je me mets aux pieds de V. A. Se et de toutte votre auguste famille avec le plus tendre respect.

le suisse V.