2 auguste 1762 aux Délices par Geneve
Madame,
Dieu préserve votre Altesse sérénissime de faire jamais élever un des princes vos enfans par ce fou de Jean Jaques Rousseau.
Il faut commencer par avoir reçu une bonne éducation pour en donner une. Ce livre d'Emile est méprisé généralement, mais il y a une cinquantaine de pages au troisième volume contre la relligion crétienne qui ont fait rechercher l'ouvrage, et bannir l'autheur. On débite sourdement plusieurs ouvrages dans le goût de ces cinquante pages. On les attribue tantôt à la Metrie tantôt au philosophe de Sans Souci. Mais il est certain qu'il y en a un d'un curé de Champagne auprès de Rocroi, qui est plus aprofondi que le troisième tome d'Emile. C'est un testament que fit ce curé nommé Melier, et dont il envoya une copie avant sa mort au garde des sceaux Chauvelin. Si votre altesse sérénissime était curieuse de cet ouvrage, je le chercherais, et je le confierais à votre prudence. Il est d'une rareté extrême.
J'ay l'honneur madame de vous envoyer un des mémoires qui commencent à courir sur une affaire qui intéresse tous les honnêtes gens. Je ne crois pas que depuis la st Bartelemi il y ait eu une avanture plus abominable. Le cœur de votre altesse sérénissime saignera en lisant cette histoire des fureurs catholiques de Toulouse. Les mémoires cy joints supposent des pièces antérieures. Je ne les ay pas sous la main, et votre discernement verra aisément ce qui peut avoir précédé. Il se pourait bien faire qu'une si horrible avanture causât une seconde émigration et vous procurât quelques nouvaux sujets qui seraient plus sobres que la légion royale.
On dit que le nouvau Pierre s'est brouillé avec les barbes de ses prêtres, et que les esprits sont fort animez. Je le crois bien, le sujet en vaut la peine.
Agréez madame mon profond respect et mon attachement inviolable.
V.