1766-08-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Caroline Henrietta Christiana von Zweibrücken, landgravine of Hesse-Darmstadt.

Madame,

Permettez que j'adresse à votre Altesse sérénissime les très humbles rermerciments des Sirven, et que je me mette avec eux à vos pieds.
Les derniers mots de la lettre dont votre alt. se m'honore ont consolé ma vieillesse et échaufé les restes languissants de mon âme. Vous détestés la tirannie et la superstition. Inspirez madame ces nobles sentiments à tous ceux qu'un mot de votre bouche et qu'un seul de vos regards persuadent. Vous avez l'empire de la beauté et celui de la philosophie. Que n'ai-je pu avant d'achever ma vie, venir vous faire ma cour, vous voir, vous entendre, vous respecter, et bénir le ciel et la nature qui produisent des êtres tels que vous, pour les opposer apparemment aux monstres qui affligent la terre.

Grimm a sans doute mandé à votre altesse sérénissime comment les singes se sont changez en tigres chez les Welches, et comment le chevalier de la Barre a été condamné à être jetté dans les flammes pour n'avoir pas ôté son chapeau devant une procession de capucins et pour avoir chanté deux chansons faittes sur la Madelaine il y a plus quatrevingt ans.

Ce gentilhomme était fils d'un lieutenant général des armées, et aurait été un excellent officier. Il n'avait que vingt et un ans; il est mort avec le courage d'un guerrier et avec la tranquillité de Socrate.

On prétend que le parlement a fait périr ce jeune gentilhomme par le plus horrible supplice afin de se donner un relief de bon catholique auprès du clergé qui l'a souvent accusé de sacrifier la relligion à son animosité contre quelques évêques partisants des jésuites. C'est ainsi madame qu'on se joue de la vie des hommes chez un peuple qui passe (je ne sçais pourquoy) pour être poli et humain. Je ne crois pas que depuis quinze siècles il se soit passé une seule année où l'Europe crétienne, n'ait vu de pareilles horreurs et de baucoup plus abominables, touttes produites par la superstition et par le fanatisme, et puis on va tranquilement du spectacle de l'échafaut et du bûcher à celuy de l'opéra comique. La seule consolation de la manière dont la terre est gouvernée serait d'oublier à vos pieds tout ce qui rend le genre humain si odieux et si méprisable.

Votre altesse se est si au dessus des formules, qu'après une telle lettre elle daignera soufrir que je luy présente mon profond respect sans signer un nom odieux aux fanatiques.

V.