Colmar 13 nbre [1753]
Ma chère enfant nous étions tous deux malades en même temps.
J'ay réchappé parce que je n'ay point consulté de médecin. C'est une belle politique d'être entre les mains du premier médecin du roy très crétien, mais apparemment que ces messieurs ne sont bons que pour les rois. Votre sœur me mande que vous en voylà quitte. Vous ne laissez pas ma chère enfant d'avoir vos petites tapes de temps en temps. Vous êtes un peu de la pâte de votre père. Il aimait assez la table et avait grande raison et était puni quelquefois. Je ne soupe point et je ne m'en porte pas mieux. Comment faire? Mais je ne suis pas né aussi heureusement que vous et je suis né quelques années auparavant. Vous avez une bonne machine, de bons ressorts et bona roba qu'il faut que vous conserviez. Je n'ay rien de tout cela. Songez du moins à vous, il faut que les bons ouvrages de la nature soient durables. Je me suis douté que vous étiez malade à Fontainebleau quand je l'étais à Colmar puisque vous ne m'écriviez point. Enfin dieu mercy nous voilà tous deux en état de recommencer notre correspondance qui fait mon unique consolation. Figurez vous que je n'ay pas mis le pied hors de chez moy ny auprès de Strasbourg ny à Colmar. J'ay vécu toujours en hermite.
La malle que vous avez eu la bonté de m'envoyer est arrivée à Strasbourg. Je l'aurai bientôt et j'espère en faire un bon usage. Mes empereurs vont bien lentement. Mais je suis dans le seul pays de la France où l'on puisse trouver des secours sur cette matière qu'on ignore parfaitement à Paris. J'ay trouvé à Colmar des avocats qui sont plus instruits de l'histoire de L'empire qu'on ne l'est à Vienne, gens d'un mérite solide, communicatifs, qui ont de belles bibliotèques, et qui sont entièrement à mon service. Je ne peux mieux être posté. Il me semble que si j'étais à Bergame j'y écrirais l'histoire d'Arlequin. Je resterai donc icy jusqu'à ce que ma besogne soit achevée. Elle le sera probablement au mois de janvier. Après cela, je serai à vos ordres. Monsieur de Tibouville m'a écrit en faveur de Zulime, mais il a pris le temps que j'étais encor très malade et fort dérouté. J'ay revu Zulime depuis et je luy ay mis quelques pendants d'oreilles, et l'ay recoifée. Je ne pense pas qu'il faille se presser de la produire. Il me semble que je suis dans le cas d'attendre et de me renfermer. Je retoucherai encor à l'ouvrage quand le cœur m'en dira.
Je vous prie de ne pas négliger l'histoire d'Herissant, quand votre santé sera rétablie. Lambert ne me fait aucune réponse. Je suis bien résolu à ne me jamais servir de luy. Son procédé est digne d'un libraire.
Adieu ma chère enfant, songez sérieusement à votre santé. Je sçai ce que la perte en coûte. J'ay essuié bien des malheurs, et j'ay éprouvé qu'après votre absense la maladie est ce qu'il y a de plus cruel. Est il vrai que l'abbé Chauvelin se meurt? Le parlement revient il à Paris? Le combat des rats et des grenouilles est il fini? Que de misères dans ce monde! Vi baccio di cuore.
V.