dans mes montagnes 23 octobre [1753]
J'ay toujours oublié ma chère enfant de vous prier d'engager Mr de Malzerbe à ne pas permettre l'entrée d'un maudit troisième tome du siècle de Louis 14.
C'est une rapsodie de touttes les sottises de la Baumelle, et de plusieurs autres de cette force. Le tout est imprimé à Sieclopolis. C'est comme vous le voyez un guenillon de gueux attaché au manteau Royal de Louis 14. La seule chose qui pourait luy donner du cours, c'est qu'on y ajoute une partie des lettres de Mylord Bolingbroke, mais comme ces lettres sont déjà impriméesà Paris sous la protection de Monsieur de Malzerbes, il n'aprouvera pas ce double employ, et il ordonera de grand cœur la suppression de ce libelle étranger, s'il le peut s'entend.
J'espère toujours voir arriver par la poste la petite histoire cronologique d'Allemagne imprimée chez Herissant. C'est un service que j'attends de votre amitié toujours attentive. Je présume encor que vous avez eu la bonté de nous dépêcher notre malle qui servira à m'amuser un peu cet hiver. Je vais aujourduy voir Horbourg et les mazures du vieux château. On dit la situation très agréable; il y a un reste de jardin comme un reste de palais barbare. Nous nous servirions comme je vous l'ay dit des bois de son altesse sérénissime pour faire quelque chose de joli. Nous serions chez nous, et quand vous seriez lasse de cette habitation, vous pouriez la louer à quelque magistrat du conseil souverain de Colmar, car Horbourg n'est qu'à une demi lieue de cette ville. Tous les avantages se trouvent réunis dans cette acquisition. Cependant je soumets mon goust au vôtre ma chère enfant. Je ne décide rien. Je vous fais seulement la confidence de mes châtaux en Espagne. On m'a proposé bien des choses, bien des voiages. J'ay préféré les montagnes où je suis. Vous m'écriviez qu'on n'avait point de considération dans le pays étranger quand on est honni dans le sien. Il me semble que j'ay éprouvé le contraire à Mayence, à Manheim, et les propositions qu'on me fait partout démentent assez cette idée qui est vraye en général, mais qui ne l'est pas pour moy. Et puis, qu'esce s'il vous plait que cette considération dont vous me parlez pour un homme qui ne veut, et qui ne peut vivre que dans la solitude? Me sui-je plaint un seul moment de n'être pas à Paris? Ma chère enfant je ne regrette que vous, mais comme je vous l'ai toujours dit, je ne prends aucun party, et je vis tranquille partout où je suis. Je trouve partout des livres et des ressources. Quand je soufre trop, je me mets dans mon lit comme une acouchée. Je lis quand je ne peux écrire, et quand je ne peux ny l'un ny l'autre, je joue aux échecs. On attrappe la fin de la journée dans mes montagnes tout aussi bien, et plus doucement que dans le palais de Potsdam. Pourquoy sui-je dans une espèce de chaumine pouvant être dans la belle maison de M. le maréchal de Coigni? C'est que chaumine et palais tout m'est égal. Je suis philosophe comme un diable avec mes passions. Mais vous, parisienne, coquette, soupeuse, êtes vous bien philosophe? comment soufrirez vous la solitude avec moy? C'est une terrible entreprise mon cher cœur, c'est prendre le voile. Nous verrons. Nous verrons, e la baccio, cara.
V.