1753-10-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant le pied vous fait il mal encore?
Vous ne sauriez croire à quel point je regrette ce que madame Daurade m'avait promis. On ne fait pas de cette besogne là quand on veut, j'ay bien peur que ce ne soit une perte irréparable. Vous n'en êtes pas assez affligée. Comment réparerons nous cette perte? Sera ce auprès d'Auxerre? Je voudrais que ce fût à Naples. Cependant ma chère enfant, voicy ce qui se présente et comme la destinée en agit avec nous. Vous savez que nous avons du bien dans le canton où je suis. Il y a un châtau admirable qu'on me propose. C'est celuy du feu préteur de Strasbourg. Le roy de Prusse n'a pas un plus beau palais à Potsdam. Nous serions là au milieu ou plutôt à portée de nos domaines, chez un bon peuple et dans un beau pays. Voicy une autre proposition. Il y a un vieux palais de la maison d'Autriche, c'est à dire des pierres entassées et des ruines tout au beau milieu de l'endroit où nous avons notre bien. Cela s'appelle Horbourg et apartient au duc de Virtemberg. J'ay déjà le revenu tout entier de cette terre. Je peux y bâtir une maison très agréable à très peu de frais, elle vous apartiendrait, nous la bâtirions à notre fantaisie, et aucun prince de la maison d'Autriche n'y aura été aussi heureux que moy si le séjour vous plait. La terre est dans la France, et n'est point terre de France. Nous n'y dépendrions que de vos volontez. Si vous aimez à bâtir et à faire un jardin comme votre père vous seriez là fort à l'aise pour y contenter cette fantaisie. C'est une occupation qui détruit l'ennuy. Vous n'auriez rien à faire chez mr de ste Palais. Il est bien doux d'être dans sa maison, de la construire et de l'arranger. On peut de là aller en quatre jours en Italie par la Suisse, et puis on revient voir ses pénates qu'on trouve délicieux, on ne demande rien à personne, on n'a besoin de personne. Quatre chevaux et un grand chariot nous amèneraient tous nos meubles en quatre voiages, et ces quatre chevaux nous serviraient ensuitte à fumer nos terres. Les fruits sont excellents dans ce canton de l'Alzace. Le vin y est très bon. Vous y vivriez dans la plus grande abondance. Vous avez du temps pour vous déterminer. Consultez vous, ne renoncez pas au ste Palais, mais je vous avoue qu'une belle campagne dont on est le maître sans demander grâce, vaut baucoup mieux que la maison d'autry avec l'horreur d'importuner son prochain. Ah ma chère enfant si dans cette campagne Dieu qui est bon nous faisait la grâce de réparer le malheur que madame Daurade a eu! Que sait on? Mais il faut se presser. J'ay encor un an tout au plus pour de telles espérances. La vie s'en va le grand gallop. Songez y, mandez moy si tout cela vous convient. Ne renonçons à rien. Profitons de tout. Tâchons de choisir entre le ste Palais, Horbourg et le châtau Klinglin. Mais avouez donc que la Normandie ne convenait pas. Vous êtes coquette, mon cœur, et je ne veux plus que vous le soyez.

Vous vous moquez avec vos rouliers qui déplombent des malles. Ils n'oseraient. S'ils rendaient une malle déplombée on les punirait rigoureusement. Mais envoyez moy ma malle comme vous pourez. Je compte que mes papiers d'affaires excepté Cadix, y sont, en un mot tous les papiers hormis ce Cadix et les fatras d'histoires et originaux de pièces imprimée. Tout est étiqueté. Il serait fâcheux qu'il y eût des papiers perdus. Adieu ma chère enfant, je vous aime. Mais avouez que je suis bien patient de rester seul dans mes montagnes. J'y pense à vous et je me console.

V.