1753-10-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Vous voylà donc en pleine cour ma chère enfant, il vaut mieux être hors de cour et de procez.
Ce n'est pas le train que je prends avec la nature. Elle me fait cet automne un procez que je finiray bientôt en le perdant avec dépens. J'ay été ces jours cy dans un état à faire pitié. Il faut que les montagnes ne valent rien pour la santé. Je suis revenu malade de Horbourg où j'ay trouvé de grands fossez, de grandes allées de hêtres, et de pierres entassées; il y a de quoy bâtir un petit palais, mais je me donne bien de garde de prendre une résolution. Je ne donne encor ma voix ny à Horbourg ny au châtau Glinglin, ny à ste Palais. Il serait assez agréable que nous nous missions à bâtir une belle maison à notre fantaisie, au milieu de nos domaines. Ce serait là votre douaire. Si le duc de Virtemberg nous fournissait des bois avec la pierre qui est sur les lieux, nous pourrions à peu de frais bâtir quelque chose de plus beau que la maison de campagne de votre père. Nous aurions un palais pour le même prix, et vous y vivriez en princesse allemande. Il faudrait que le Duc nous cédât tous les droits honorifiques. Voylà mon roman. Ce n'est peutêtre pas le vôtre. Vous avez mis la scène auprès d'Auxerre. Soit si c'est absolument votre volonté. Mais songez que je n'y pourais aller qu'après que cinquante empereurs et autant de papes m'en auraient donné la permission. Cela est plus long à imprimer qu'à faire. Je vous avoue que je voudrais bien avoir le livre qu'imprime Herissant. J'auray peu d'opinion de votre crédit, si vous ne venez pas à bout de me faire cette galanterie. Ne pouriez vous pas sans en parler même à mr de Malzerbe faire demander le livre par quelqu'un de Fontainebleau, ne pourait on pas avoir ce qui en est déjà imprimé? Peutêtre qu'Herissant le libraire ne refuserait pas un curieux qui aurait l'air d'être de la cour. Cheneviere pourait fort bien se charger de cette petite négociation. Ce sont là de ces plaisirs qu'on peut faire très aisément. Si on ne réussit pas, il n'y a rien de perdu. Mais esce que vous demanderez un fil de trente ou quarante lieues? êtes vous bien sûre de l'obtenir? Consultez vous encor une fois. Voyez si vous n'aimez pas mieux être chez vous à cent lieues, que chez les autres à quarante. Je vous avertis encor que je ne veux que ce que vous voulez. Je m'abandonne à vous. Je vous dis seulement que l'oisiveté de la campagne est afreuse. Il vaut mieux bêcher la terre que de soufrir l'ennuy. Quand on a une maison à soy, on est sûr d'être occupé agréablement toutte sa vie. Horbourg est auprès de Colmar, une avenue y conduit. Il y a sous les masures du châtau des voûtes admirables. Il n'y aurait qu'à bâtir sur les fondements, mais j'ay peur de m'engouer. Je m'arrête. Je n'écrirai point au duc de Virtemberg sitost. Je resteray neutre entre Glinglin et Horbourg. Je passerai tout doucement mon hiver à Colmar chez de bonnes gens qui ont soin de moy comme de leur père. Je serai mieux chez eux que chez le roy de Prusse, mais pas si bien qu'avec vous, ma chère enfant.

V.