1735-08-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Robert Le Cornier de Cideville.
Lorsque la divine Emilie
A l'ombre des bois entendit
Cette élégante bergerie
Où l'ignorant Daphnis languit
Près de son innocente amie,
Où le dieu d'amour aplaudit
De leur naive simpathie,
Où des jeux la trouppe choisie
Danse avec eux, et leur sourit,
Où sans art, sans coqueterie,
Le sentiment règne, et bannit
Ce qu'on nomme galanterie,
Où ce qu'on pense et ce qu'on dit
Est tendre sans afféterie,
Alors votre belle Emilie
Soupira tendrement, et dit,
'Si ces innocents que conduit
La nature simple et sauvage
Ont tant de tendresse en partage,
Que feront donc les gens d'esprit?'

Vous voiez mon cher Cideville que La sublime Emilie, a entendu et aprouvé votre aimable ouvrage, et qu'elle juge que celuy qui a mis tant de tendresse dans la bouche de ces amants ignorants doit avoir le cœur bien savant. Nous sommes mr Linant et moy dans son châtau. Il ne tient qu'à elle d'enseigner le latin au précepteur qui restituera au fils ce qu'il aura reçu de la mère. Nous aprendrons tout deux d'elle à penser. Il faut que nous mettions à profit un temps si heureux. Je me flatte que Linant fera sous ses yeux quelque bonne tragédie, à moins qu'elle n'en veuille faire un géomètre et un métaphisicien. Il faudroit être universel pour être digne d'elle. Pour moy je ne suis actuellement que son masson.

Ma main peu juste, mais légère
Tenoit autrefois tour à tour
Ou le flageolet de l'amour
Ou la trompette de la guerre.
Aujourduy, disciple nouvau
De Mansard et de la Guipiere,
Je tiens une toise, une équierre,
Je mets une cour au nivau,
J'arondis la forme grossière
D'un pilastre, ou d'un chapitau,
Et je fais façonner la pierre
Sous le dur tranchant du ciseau.
Dans la fable on nous fait entendre
Que du haut des cieux Apollon
Vînt bâtir les murs d'Ilion
Sur les rivages du Scamandre.
Mon sort est plus bau mille fois,
Plus heureux, plus digne d'envie.
Il étoit le masson des rois
Et je suis celuy d'Emilie.
Apollon banni par les dieux
Regrette la voûte azurée.
Que regreterois-je en ces lieux?
C'est moy qui suis dans l'empirée.

Je vous plains mon cher amy de n'être pas icy. Que vous êtes malheureux de juger des procès! que ne quittez vous tout cela pour venir faire votre cour à Emilie? Adieu mon cher amy, je vais faire poser des planches, et entendre ensuitte des choses charmantes, et profiter plus dans sa conversation que je ne ferois dans tous les livres. Le siècle de Louis 14 est entamé. Je ne sçai comment nommer cet ouvrage. Ce n'est point une histoire, c'est la peinture d'un siècle admirable. Vale, ama, scribe.

Nota que la divine Emilie vous fait mille compliments, et qu'elle vous écriroit si les massons ne l'en empêchoient.