aux Délices 21 juillet [1762]
Mon cher et ancien ami nous oublions donc tout deux ce monde frivole et méchant à cent cinquante lieues l'un de l'autre.
Il vaudrait mieux l'oublier ensemble, mais la destinée a arrangé les choses autrement. Cette destinée qui m'a fait tantôt goguenard tantôt sérieux, qui m'a rendu masson et laboureur, me force àprésent de soutenir un roué contre un parlement. Le fils du roué m'avait fait verser des larmes. Je me suis trouvé enchaîné insensiblement à cette épouvantable affaire qui commence à émouvoir tout Paris. Nous ne réussirons peutêtre qu'à faire redire tantum relligio potuit suadere malorum, mais il est important qu'on le redise souvent et que les hommes puissent aprendre enfin que la relligion ne doit pas faire des tigres.
Jean Jaques qui a écrit à la fois contre les prêtres et contre les philosophes, a été brûle à Geneve dans la personne de son plat Emile, et banni du canton de Berne où il s'était réfugié. Il est àprésent entre deux rochers dans le pays de Neufchatel croyant toujours avoir raison et regardant les humains en pitié. Je crois que la chienne d'Erostrate ayant rencontré le chien de Diogène fit des petits dont Jean Jaques est descendu en droite ligne. Pour moy je crois que je suis devenu dévot. J'ay dans certaine tragédie de Cassandre, un grand prêtre qui est aussi modéré que Joad est brutal et fanatique. J'ay une veuve d'Alexandre relligieuse dans un couvent. Les initiez s'y confessent et communient. Je veux que vous assistiez à cette œuvre pie quand vous serez à Paris. Jouissez en attendant des agréments de la campagne, cultivez votre aimable esprit, et souvenez vous que vous avez au pied des alpes des amis qui vous chérissent tendrement.
V.