aux Delices 13 aoust [1762]
Vous connaissez donc aussi monsieur le prix de la santé par les maladies! vous avez donc souffert comme moy?
Il y a quelques cinquante ans que je fais le métier et je n'y suis pas encor entièrement acoutumé. Je vous crois bien persuadé que les rois et les représentans des rois n'ont rien de mieux àfaire qu'à se bien porter. On parle d'une colique violente qui a délivré Pierre Ulric du petit désagrément d'avoir perdu un empire de deux mille lieues. Il ne manquera plus qu'un Ninias à votre Sémiramis pour rendre la ressemblance parfaite. J'avoue que je crains d'avoir le cœur assez corrompu pour n'être pas aussi scandalizé de cette scène qu'un bon crétien devrait l'être. Il peut résulter un très grand bien de ce petit mal. La providence est comme étaient autrefois les jesuites. Elle se sert de tout. Et d'ailleurs quand un ivrogne meurt de la colique, cela nous aprend à ètre sobres.
Si vous n'avez les mémoires des Calas, ordonez par quelle voye vous voulez qu'on vous en adresse. Cette avanture est bien minse en comparaison de tout ce qui se passe chez les grands de la terre, mais enfin c'est quelque chose, qu'un vieillard, qu'un père de famille accusé d'avoir pendu son fils par dévotion et roué sans aucune preuve. Tantum relligio potuit suadere malorum. Voicy en attendant, deux petites relations qui pouront vous amuser quelques moments, elles supposent des mémoires précédents. Mais ces mémoires enfleraient trop le paquet.
La tragédie des Calas, et celle qui se joue depuis Petersbourg jusqu'en Portugal ne m'ont pas fait abandonner la famille d'Alexandre. Je n'ay pas cru devoir laisser imparfait un ouvrage sur lequel vous avez daigné m'honorer de vos conseils. Vous m'avez rendu chère cette pièce à la quelle vous avez bien voulu vous intéresser. Si jamais il vous prend envïe de la relire, vous n'avez qu'à commander.
Pierre Corneille m'occupe encor plus que Pierre Ulric. C'est une terrible tâche que d'être obligé d'avoir toujours raison dans quatorze tomes.
Il faut donc renoncer à l'espérance de voir vos excellences dans nos jolis déserts. Cependant le téâtre est tout prest et quand madame l'ambassadrice voudra faire pleurer des allobroges, il ne tiendra qu'à elle. Il faudra que mademoiselle votre fille joue Joas dans Athalie et moy si l'on veut je ferai le confident de Mathan, qui ne sert ny Baal ny le dieu d'Israel. Ma piété en sera effarouchée mais il faut se faire tout à tous.
Que votre excellence me conserve ses bontez. J'en dis autant à madame l'ambassadrice à qui ma nièce présente la même requête.