1740-06-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Louis Moreau de Maupertuis.

Les grands hommes sont mes rois monsieur, mais la converse n'a pas lieu icy, les rois ne sont pas mes grands hommes.
Une tête a beau être couronnée, je ne fais cas que d'une tête pensante comme la vôtre, et c'est votre estime et votre amitié, non la faveur des souverains que j'ambitionne. Il n'y a que le roy de Prusse que je mets de nivau avec vous, parce que c'est de tous les rois le moins roy et le plus homme. Il est bienfaisant et éclairé, plein de grands talents et de grandes vertus. Il m'étonnera et m'affligera sensiblement, s'il se dément jamais. Il ne luy manque que d'être géomètre, mais il est profond métaphisicien et moins bavard que le grand Volfius. J'irois observer cet astre du nord si je pouvois quitter celuy dont je suis depuis dix ans le satellite. Je ne suis pas comme les comètes de Descartes qui voiagent de tourbillon en tourbillon. Apropos de tourbillon, j'ay lu le quatrième tome de Joseph Privat de Moliere, qui prouve l'existence de Dieu par un poids de 5 livres posé sur un quatre de chifre. Il paroit que vos confrères les examinateurs de son livre n'ont pas donné leurs suffrages à cette étrange preuve, sur quoy j'avois pris la liberté de dire:

Quand il s'agit de prouver dieu,
Vos messieurs de l'académie
Tirent leur épingle du jeu
Avec baucoup de prudomie.

J'ay lu quelque chose de M. de Gamache mais je ne sçai pas bien encor ce qu'il prétend. Il fait quelquefois le plaisant, j'aimerois mieux clarté et méthode.

J'aprends de bien funestes nouvelles de la santé de madame de Richelieu. Vous perdez une personne qui vous estimoit et qui vous aimoit, puisqu'elle vous avoit connue. C'étoit presque la seule protectrice qui me restoit à Paris. Je luy étois attaché dès son enfance. Si elle meurt, je seray inconsolable. Adieu monsieur, je vous suis attaché pour jamais. Vous savez que je vous ay toujours aimé quoyque je vous admirasse, ce qui est assez rare à concilier.

V.