[c. 1 October 1738]
Après vous avoir remercié des leçons que j'ai reçues de vous sur la philosophie newtonienne, voulez vous bien que je vous adresse les idées qui sont le fruit de vos instructions?
I. Je vois les esprits dans une assez grande fermentation en France, & les noms de Descartes & de Newton semblent être des mots de ralliement entre deux partis. Ces guerres civiles ne sont point faites pour des philosophes. Il ne s'agit point de combattre pour un Anglais contre un Français, ni pour les lettres de l'alphabet qui composent le nom de Newton, contre colles qui composent le nom de Descartes; ces noms ne sont réellement qu'un son. Il n'y a nulle relation entre un homme qui n'est plus & ce qu'on appelle sa gloire. Il n'appartient pas à ce siècle éclairé de suivre tel ou tel philosophe; il n'y a plus de fondateur de secte, l'unique fondateur est une démonstration.
II. Les noms doivent entrer pour si peu de chose dans cette querelle, qu'en effet ceux qui combattent les vérités nouvellement découvertes ou qui en tirent des conclusions en faveur des tourbillons, ne suivent Descartes enaucune manière. Il y a longtemps qu'on a été forcé de renoncer à son système de la lumière, à ses lois du mouvement, démontrées fausses dès qu'elles ont paru; à ses tourbillons qui tels qu'il les a conçus, renversent les règles de la mécanique, sur lesquelles il disait que sa philosophie était fondée, à son explication de l'aimant, à sa matière cannelée, à la formation imaginaire de son univers, à sa description anatomique de l'homme, &c. On proscrit tous ses dogmes en détail, & cependant on se dit encore cartésien. C'est comme si on avait dépouillé un roi de toutes ses provinces, l'une après l'autre, & qu'on se dît encore son sujet. Il ne s'agit pas encore une fois de savoir si un homme qu'on appelait René Descartes a été plus grand par rapport à son siècle qu'un certain autre homme nommé Isaac Newton n'a été grand par rapport au sien. Et s'il fallait entrer dans cette autre question non moins frivole, que cependant on agite, savoir lequel a été le plus grand physicien, Descartes ou Newton, il suffirait de considérer que Descartes n'a presque point fait d'expériences, que s'il en avait faites il n'aurait pas établi de si fausses lois du mouvement; que s'il avait même daigné lire ses contemporains, il n'aurait pas fait passer le sang des veines lactées par le foie, quinze ans après qu'Azellius avait découvert leur route; que Descartes n'a ni observé les lois de la chute des corps & vu un nouveau ciel comme Galilée, ni deviné les règles du mouvement des astres comme Kepler, ni trouvé la pesanteur de l'air comme Torricelli, ni calculé les forces centrifuges & les lois du pendule comme Huygens &c. D'un autre côté on verrait Newton à l'aide de la géométrie & de l'expérience, découvrir les lois de la gravitation entre tous les corps, l'origine des couleurs, les propriétés de la lumière, les lois de la résistance des fluides, &c.
Enfin, si l'on voulait discuter la physique de Descartes, que pourrait on y apercevoir, que des hypothèses? Ne verrait on pas avec douleur le plus grand géomètre de son temps abandonner la géométrie, son guide, pour se perdre dans la carrière de l'imagination? Ne le verrait on pas créer un univers, au lieu d'examiner celui que dieu a créé?
Veut on se faire une idée très juste de sa physique, qu'on lise ce qu'en a dit le célèbre Boerhaave, qui vient de mourir; voici comment il s'explique dans une de ses harangues. 'Si de la Géométrie de Descartes vous passez à la Physique, à peine croirez-vous que ces ouvrages sont du même homme. Vous Serez épouvanté qu'un si grand matématicien soit tombé dans un si grand nombre d'erreurs, vous chercherez Descartes dans Descartes, vous lui reprocherez tout ce qu'il reprochoit aux Péripatéticiens, c'est-à-dire, que rien ne peut s'expliquer par ses principes'.
C'est ainsi qu'on pense avec raison de Descartes dans presque toute l'Europe. Il est donc très injuste qu'on me fasse en France un crime de l'avoir combattu, comme si c'était l'action d'un mauvais Français. Il faut qu'on songe que Gassendi, dont plusieurs opinions contraires à Descartes revivent dans mon ouvrage, était aussi d'une province de France; il faut qu'on songe que vous êtes français. Eh qu'importe que la vérité nous vienne de Bretagne ou de Provence, ou de Cambridge; c'est être en effet bon citoyen que de la chercher partout où elle est.
III. Le point de la question est uniquement de savoir, si après que Newton a découvert une tendance, une gravitation, une attraction réelle, indisputable, entre tous les globes célestes, & entre tous les corps, si après qu'il a mathématiquement déterminé les forces de cette gravitation entre les corps célestes, il la faut regarder comme un principe, comme une qualité primordiale nécessaire à la formation de cet univers, donnée originairement à la matière par l'être infini qui donne tout; ou bien si cette propriété de la matière est l'effet mécanique de quelque autre principe. Dans l'un & dans l'autre cas il faut recourir à la main du créateur, à sa volonté infiniment libre & infiniment puissante soit qu'il ait créé la matière dans l'espace, soit qu'il ait rempli tout l'espace de matière, soit qu'il ait donné la gravitation aux corps, soit qu'il ait formé des tourbillons dont la gravitation dépende (s'il est possible).
Ainsi de quelque côté qu'on se tourne, newtonien & antinewtonien, tous recourent également à l'être des êtres. La seule différence qui est ici entre nous & nos adversaires, c'est que ceux qui paraissent d'abord admettre des idées plus simples, en voulant tout expliquer par l'impulsion, sont en effet obligés d'avoir recours à beaucoup de mouvements composés, à une infinité de directions en tout sens. Ils n'ont pas même l'avantage de la simplicité dont ils se flattaient. Cet avantage est tout entier du côté des newtoniens. Il faut avouer que cet avantage, s'il était seul, serait bien peu de chose. Une vraisemblance de plus ne fournit point une preuve. Ce ne sont pas là les armes dont vous vous servez. Qu'est ce qu'un pas de plus dans cette carrière immense! allons donc plus loin, & voyons si la gravitation n'est que vraisemblable, tandis que les tourbillons sont impossibles.
IV. Il faut bien d'abord que tous les hommes conviennent de cette nouvelle & admirable vérité, qu'une pierre ne retombe sur la terre que par la même loi qui entraîne la lune autour de la terre; il faut convenir que tous les astres qui tournent dans des courbes autour du soleil, gravitent, pèsent réciproquement sur le soleil par cette loi même. Les comètes qui ne sont autre chose que des planètes très excentriques, & qui dans leur aphélie peuvent être deux cents fois plus éloignées du soleil que Saturne, pèsent encore sur le soleil, par cette simple loi; & tous ces corps s'attirant précisément en raison de la masse qu'ils contiennent & en raison du carré de leurs approchements, forment l'ordre admirable de la nature. On est obligé aussi de convenir qu'il y a une attraction marquée entre les corps & la lumière, cet autre être qui fait comme une classe à part. Arrêtons nous ici. Cette gravitation, cette attraction telle qu'elle soit peut elle être un principe? peut elle appartenir originairement aux corps?
v. Je demande d'abord s'il y a quelqu'un qui ose nier, que dieu ait pu donner aux corps ce principe de la gravitation? Je demande s'il est plus difficile à l'être suprême de faire tendre les corps les uns vers les autres, que d'ordonner qu'un corps en pourra déranger un autre de sa place; que celui ci végète, que cet autre ait la vie, que celui ci sente sans penser, que celui là pense, que tous aient la mobilité, &c. Si quelqu'un ose nier cette possibilité, je le renverrai à ce livre aussi précieux que peu étendu, où vous discutez si bien l'attraction. Vous avez fait comme Newton, car il vous appartient de faire comme lui, vous vous êtes expliqué avec quelque réserve, parce qu'il ne fallait pas révolter des esprits prévenus de l'idée que rien ne peut s'opérer que par un mécanisme connu. Mais enfin personne n'ayant pu expliquer cette nouvelle propriété de la matière par aucun mécanisme, il faut bien qu'on s'accoutume insensiblement, à regarder la gravitation comme un mécanisme d'un nouveau genre, comme une qualité de la matière inconnue jusqu'à nous.
Un des plus estimables philosophes de nos jours, qui est de vos amis, & qui m'honore aussi de quelque amitié, me faisait l'honneur de m'écrire il y a quelques jours, qu'en regardant l'attraction comme principe, on devait craindre de ressembler à ceux qui admettaient l'horreur du vide dans une pompe avant qu'on connût la pesanteur de l'air: il a très grande raison, si en effet quelqu'un peut connaître la cause de la gravitation comme on connaît le principe qui fait monter l'eau dans une pompe. Car il est sûr qu'en ce cas la gravitation n'est qu'un effet & non point une cause; il y aurait seulement cette différence entre les péripatéticiens & nous, qu'ils voyaient l'eau monter & que c'est à l'aide de la plus sublime géométrie que Newton a vu la terre et les cieux graviter. Mais je vais plus loin & et j'ai pris la liberté de dire à ce philosophe, qu'en cas que l'on eût pu prouver autrefois que l'air ni aucun fluide ne peut par le mécanisme ordinaire faire monter l'eau dans les pompes, on eût été forcé alors d'admettre une loi primordiale de la nature par laquelle l'eau eût monté dans les pompes; car là où un phénomène ne peut avoir de cause, il faut bien qu'il soit une cause lui même.
Voilà le cas où il est très vraisemblable, que se trouve l'attraction, la gravitation, ce phénomène existe & nul mortel n'en peut trouver la cause.
VI. Quand Newton examine, dans le cours de ses Principes mathématiques les différents rapports de la gravitation, il ne la considère qu'en géomètre, sans la regarder ni comme une cause ni comme un effet particulier; de même que lorsqu'il parle (proposition 96) des inflexions de la lumière, il dit qu'il n'examine pas si la lumière est un corps ou non. Il s'explique avec cette précaution dans ses théorèmes, & va même jusqu'à dire qu'on pourrait appeler ces effets impulsion, afin de ne point mêler le physique avec le géométrique. Mais enfin à la dernière page de son ouvrage, voici comme il s'explique en physicien aussi sublime qu'il est géomètre profond: 'J'ai jusqu'ici montré la force de la Gravitation par les Phénomènes Célestes & par ceux de la Mer, mais je n'en ai nulle part assigné la cause. Cette force vient d'un pouvoir qui pénètre au centre du Soleil & des Planètes, sans rien perdre de son activité & qui agit, non pas selon la quantité des superficies des particules de matière sur lesquelles elle agit, comme font les causes mécaniques, mais selon la quantité de matière solide; & son action s'étend à des distances immenses, diminuant toujours exactement selon le quarré des distances &c.' C'est dire bien nettement, bien expressément, que l'attraction est un principe qui n'est point mécanique.
Et quelques lignes après il dit, 'Je ne fais point d'hypotéses, hypoteses non fingo. Car ce qui ne se déduit point des Phénomènes est une Hypotése & les Hypotéses soit Métaphysiques, soit Physiques, soit des Supositions de qualités occultes, soit des Supositions de mécaniques, n'ont point lieu dans la Philosophie expérimentale'.
Remarquons en passant ce grand mot des hypothèses de mécanique, elles ne valent pas mieux que les qualités occultes.
On voit évidemment par ces paroles fidèlement traduites, le tort extrême que l'on a de reprocher aux newtoniens d'aller plus loin que Newton même. Premièrement quand ils iraient plus loin, ce ne serait pas un reproche à leur faire; il ne s'agirait que de savoir s'ils s'égarent ou non: en second lieu il est constant que Newton ne pensait ni ne pouvait penser que le mécanisme ordinaire que nous connaissons, pût jamais rendre raison de la gravitation de la matière.
Ce qui a trompé en ce point ceux qui se disent cartésiens, c'est qu'ils n'ont pas voulu distinguer ce que Newton dit dans le cours de ses théorèmes de ses deux premiers livres, comme mathématicien, & ce qu'il dit au troisième comme physicien. Le géomètre examine indépendamment de toute matière, les forces centripètes tendant à un centre, à un point mathématique; le physicien ensuite les considère comme une force répandue également dans chaque partie de la matière. C'est ainsi qu'on observe dans une balance le centre mathématique de gravité; & qu'on observe physiquement que les masses des deux branches de la balance sont égales.
Mais encore une fois après que dans le cours de ses recherches Newton a examiné la nature plus en physicien, il est forcé de déclarer que nul tourbillon, nulle impulsion connue, nulle loi mécanique ne peut rendre raison des forces centripètes. Car à la fin du second livre, quand il considère que la terre se meut beaucoup plus vite au commencement du signe de la Vierge que dans celui des Poissons, & que cela seul anéantit démonstrativement tout prétendu fluide qui ferait circuler la terre, alors il est obligé de dire ces paroles décisives, l'Hypotèse des Tourbillons contredit absolument les Phénomènes astronomiques, & cette Hypotèse sert bien plus à troubler les mouvemens célestes qu'à les expliquer: il renvoie donc le lecteur aux forces centripètes.
Voilà la seule fois qu'il parle de Descartes, sans même le nommer. Et en effet que pourrait il avoir à démêler avec Descartes, qui n'a jamais rien expliqué mathématiquement? Si vous en exceptez sa Dioptrique, de laquelle il n'a pu même connaître tous les vrais principes. Ce n'est pas tout. Il faut voir cette belle démonstration du théorème vingtième du livre troisième, où Newton prouve que la vélocité d'une comète dans son espèce de parabole, est toujours à la vitesse de toute planète circulant à peu près dans un cercle en raison sous-doublée du double de la distance simple de la comète.
Selon ce calcul, si la terre par son mouvement horaire décrit 71,675 parties de l'espace, une comète à la même distance du soleil dont la vitesse sera à celle de la terre comme la racine 2 est à 1, parcourera dans le même temps plus de cent mille parties de l'espace. Ensuite considérant que les comètes qui se trouvent dans la région d'une planète quelconque, vont toujours beaucoup plus vite que cette planète, il suit de là très évidemment qu'il est de toute impossibilité que le même tourbillon, la même couche de fluide puisse entraîner à la fois deux corps qui circulent avec des vitesses si différentes.
REMARQUONS ici que Newton à l'aide de la seule théorie de la gravitation, détermina le lieu du ciel où la comète de 1681 devait arriver à une heure marquée, & les observations confirmèrent ce que sa théorie avait ordonné.
Il détermina de même quel dérangement Jupiter & Saturne devaient éprouver dans leur conjonction, & ces deux planètes subirent le sort que Newton avait calculé. Certainement il était bien impossible qu'il se fût trouvé là un tourbillon, qui eût approché Saturne & Jupiter l'un de l'autre; un torrent fluide circulant entre ces deux planètes immenses, eût produit un événement tout contraire. Ce serait donc en effet violer toutes les lois du mécanisme qu'on réclame, ce serait admettre en effet des qualités occultes, que d'admettre des tourbillons occultes qui ne peuvent s'accorder avec aucune loi de la nature.
Si on voulait bien joindre à ces deux démonstrations, tous les autres arguments dont j'ai rapporté une partie dans mon seizième chapitre; si on voulait bien voir qu'il est réellement impossible qu'un corps se meuve trois minutes dans un fluide qui soit de sa densité, & que par conséquent, dans toutes les hypothèses des tourbillons, tout mouvement serait impossible on serait enfin forcé de se rendre de bonne foi; on n'opposerait point à cette démonstration des subtilités qui ne l'éluderont jamais; on n'irait point imaginer je ne sais quels corps à qui on attribue le don d'être denses sans être pesants; puisqu'il est démontré que toute matière connue, est pesante; & que la gravitation agit en raison directe de la quantité de la matière; enfin on ne perdrait point à combattre la vérité, un temps précieux qu'on peut employer à découvrir des vérités nouvelles.
VII. J'avouerai qu'il est bon que dans l'établissement d'une découverte les contradictions servent à l'affermir. Il est très raisonnable d'ailleurs que des géomètres & des physiciens aient cherché à concilier les tourbillons avec les découvertes de Newton, avec les règles de Kepler, avec toutes les lois de la nature. Ils font connaître par ces efforts les ressources de leur génie.
A la bonne heure que le célèbre Huygens ait tenté de substituer aux tourbillons inadmissibles de Descartes, d'autres tourbillons qui ne pressent plus perpendiculairement à l'axe, qui aient des directions en tout sens (chose pourtant assez inconcevable); que Perraul ait imaginé un tourbillon du septentrion au midi, qui viendrait croiser un tourbillon circulaire d'orient en occident; que mr Bulfinger hasarde, & dise de bonne foi qu'il hasarde, quatre tourbillons opposés deux à deux; que Leibnitz ait été réduit à inventer une circulation harmonique; que Malebranche ait imaginé de petits tourbillons mous qui composent l'univers, qu'il lui a plu de créer; que le père Castel soit créateur d'un autre monde, rempli de petits tourbillons à roues endentées les unes dans les autres; que mr l'abbé de Molières fasse encore un nouvel univers, tout plein de grands tourbillons formés d'une infinité de petits tourbillons souples & à ressorts; qu'il applique à son hypothèse de très belles proportions géométriques avec toute la sagacité possible; ces travaux servent au moins à étendre l'esprit, & à donner des vues nouvelles. Il arrive à presque tous ces illustres géomètres ce qui arrive à d'industrieux chimistes, qui en cherchant la pierre philosophale font de très utiles opérations. Newton a ouvert une minière nouvelle, il a trouvé un or que personne ne connaissait, les philosophes recherchent la semence de cet or. Il n'y a pas apparence qu'ils la trouvent jamais. Non seulement le soleil gravite vers Saturne, mais Sirius gravite vers le soleil, mais chaque partie de l'univers gravite, & c'est bien en vain que les plus savants hommes veulent expliquer cette gravitation universelle par de petits tourbillons qu'ils supposent n'être pas pesants; toute matière a cette propriété. Voilà ce que Newton a enseigné aux hommes: mais encore une fois savoir la cause de cette propriété, n'est pas je crois le partage de l'humanité.
Les animaux ont ce que l'on appelle un instinct, les hommes ont ce qu'on appelle la pensée; comment ont ils cette faculé? Dieu qui seul l'a donnée sait seul comment il l'a donnée. Le grand principe de Leibnitz, que rien n'existe sans une cause suffisante est très vrai; mais il est tout aussi vrai que les premiers ressorts de la nature n'ont pour cause suffisante que la volonté infiniment libre de l'être infiniment puissant. La gravitation inhérente dans toutes les parties de la matière est dans ce cas, & toute la nature nous crie, comme l'avouent mrs s'Gravesande & Musschenbroeck, que cette gravitation ne dépend point des causes mécaniques. Tâchons d'en calculer les effets, d'en examiner les propriétés.
Pour moi pénétré de ces vérités, je me suis bien donné de garde d'oser mêler le moindre alliage de système, à l'or de Newton. Je me suis contenté de rendre sensibles aux esprits peu instruits, mais attentifs, les effets de la gravitation démontrée, quelle qu'en puisse être la cause; effets qui seront éternellement vrais; soit qu'on reconnaisse la gravitation pour une qualité primordiale de la matière, soit qu'elle appartienne à quelque autre cause inconnue, & à jamais inconnue.
Quelques personnes d'esprit qui n'ont pas eu le courage de s'appliquer à la philosophie, donnent pour excuse de leur paresse, que ce n'est pas la peine de s'attacher à un système qui passera comme nos modes; ils ont ouï dire que l'école ionique a combattu l'école de Pythagore, que Platon a été opposé à Epicure, qu'Aristote a abandonné Platon, que Bacon, Galilée, Descartes, Boyle, ont fait tomber Aristote, que Descartes a disparu à son tour, & ils concluent qu'il viendra un temps où Newton subira la même destinée.
Ceux qui tiennent ce discours vague, supposent ce qui est très faux, que Newton a fait un système, il n'en a point fait, il n'a annoncé que des vérités de géométrie & des vérités d'expérience. C'est comme si on disait que les démonstrations d'Archimède passeront de mode un jour. Il se peut faire que quelqu'un découvre un jour (s'il a des révélations) la cause de la pesanteur. Mais les propositions des équipondérances d'Archimède n'en sont pas moins démontrées, & le calcul que Newton a fait de la gravitation n'en sera ni moins vrai ni moins admirable.
VIII. Les effets de cette gravitation sont si indisputables, que par eux on découvre combien de matière doit contenir la lune qui tourne autour de nous; comment elle doit altérer sa course; pourquoi ses nœuds & ses apsides varient; de quelle quantité ils doivent varier; pourquoi les mois d'hiver de la lune sont plus longs que les mois d'été; & c'est ce que mr. Halley, physicien, astronome & poëte excellent, a si bien dit,
Les lois de la gravitation sont encore l'unique cause de cette précession continuelle de nos équinoxes, de cette période constante de vingt-cinq mille neuf cent années ou environ: période si longtemps méconnue, si longtemps attribuée à je ne sais quel premier mobile, qui n'existe pas & qui ne peut exister.
N'est ce pas une chose bien digne de l'attention de l'esprit humain, que ce mouvement singulier de notre globe, produit précisément par la même cause qui fait tous les changements de la lune! car, comme la gravitation réciproque de notre terre & de la lune son satellite, augmente & diminue à mesure que la terre est plus près ou plus loin du soleil & à mesure que la lune est entre le soleil & nous, on nous laisse entre le soleil & elle; comme, dis je, le cours de la lune & ses pôles en sont dérangés, aussi notre cours & nos pôles sont ils continuellement variés par les mêmes principes.
Ce qu'il y a de plus admirable, c'est que cette précession des équinoxes, ce mouvement de près de vingt-six mille années ne peut s'accomplir, si la terre n'est considérablement élevée à l'équateur, car alors on regarde cette protubérance de la région de l'équateur comme un anneau de lunes qui circulerait autour de la terre, & tout ce qu'on a démontré touchant la régression des nœuds de la lune, s'applique alors sans difficulté à la régression des nœuds de la terre, à cette précession des équinoxes, à cette période qui en est la suite.
Or cette élévation à l'équateur, Huygens & Newton l'avaient établie, l'un par les lois des forces centrifuges, dont il était le véritable inventeur, puisqu'il les avait calculées le premier; l'autre par les lois de la gravitation qu'il avait découvertes & calculées.
Cette élévation de l'équateur dont résulte l'aplatissement des pôles, & sans quoi les régions entre les tropiques seraient inondées, est encore une vérité que vous avez prouvée, monsieur, avec les célèbres compagnons de votre voyage, & que vous avez prouvée par une espèce de surabondance de droit. Car aux yeux de la plupart des hommes il fallait des mesures actuelles, & même malgré cet accord singulier de vos mesures & des principes neutoniens, qui ne diffèrent qu'en ce que la terre est encore plus aplatie aux pôles que Newton ne l'avait déterminé, bien des gens refuseront encore de vous croire. Les vérités sont des fruits qui ne mûrissent que bien lentement dans la tête des hommes: il semble qu'elles soient là dans un terrain étranger pour elles.
IX. Si je n'ai pas parlé, dans mes Eléments de Newton de cette précession des équinoxes, &de quelques autres phénomènes qui sont les suites de l'attraction, une maladie qui m'a accablé pendant que j'envoyais les feuilles aux libraires de Hollande en est la cause; ces libraires impatients ont fait finir le 24 & 25 chapitres par une autre main, & ont imprimé le tout sans m'en avertir. Mais je suis bien aise que le lecteur sache, que je n'ai aucune part à ces chapitres.
Je n'aurais jamais composé la lumière zodiacale de petites planètes, ni l'anneau de Saturne de petites lunes. Je ne connais d'autre explication de l'anneau de Saturne que celle que vous en avez donnée dans votre petit livre de la figure des astres, digne précurseur de votre livre de la figure de la terre. C'est la seule qui soit fondée sur la théorie des forces centrales, la seule par conséquent que l'on doive admettre.
Il est encore bien étrange qu'après que j'ai promis formellement d'expliquer la précession des équinoxes, & le phénomène des marées par les lois newtoniennes, le continuateur s'avise de dire, que les lois de Newton ne peuvent rendre raison de ces effects.
Cette disparate est d'autant plus insoutenable, que ce continuateur vit dans un pays, où ce qu'il ose combattre a été très bien prouvé par mr s'Gravesande & par d'autres. Il devrait avoir fait réflexion combien il est ridicule de combattre Newton vaguement & sans preuve, dans un ouvrage fait pour expliquer Newton.
Voila à quoi il faut que les libraires remédient, suivant les instructions que je leur donnerai: ils me doivent cette attention, puisque je leur ai fait présent de mon ouvrage; ils doivent ce respect au public: leur intérêt surtout doit les y engager, puisque s'ils ne corrigent pas ces fautes & beaucoup d'autres que je leur indiquerai, leur édition doit être méprisée. On perdrait son argent à l'acheter & son temps à la lire.
X. Le continuateur & réviseur s'étant trompé dans plusieurs points essentiels & ayant de plus fait un petit libelle pour faire valoir ses corrections très erronées, il faut que je commence par réformer ici ses fautes, après quoi si les libraires veulent tirer quelque avantage de mon livre & faire une édition dont je sois content, il faut qu'ils le corrigent entièrement selon mes ordres.
1. Dans mon 23. chapitre, il s'agit de savoir par les lois incontestables de la gravitation, combien les planètes pèsent sur le soleil, combien pèsent les corps à la surface du soleil & de ces planètes, &c. Pour avoir ces proportions qui résultent en partie de la grosseur de ces astres, il faut d'abord établir cette grosseur, car ces proportions changent à mesure qu'on fait le diamètre du soleil plus grand ou plus petit, Huygens l'a cru de cent onze diamètres de la terre, Keill aprés plusieurs Anglais l'établit de 83, Newton de 96 avec fraction dans sa seconde édition, dont je me suis servi, mr s'Gravesande de 109, mr Pemberton de 112. On ne pourra savoir qui d'eux a raison, que dans l'année 1761, quand Vénus passera sous le disque du soleil. En attendant j'ai pris un milieu entre toutes ces mesures, & je m'en tiens au calcul qui fait le diamètre du soleil comme 100 diamètres de notre globe; & par conséquent sa grosseur comme un million est à l'unité.
J'en ai averti en plusieurs endroits, & comme j'écrivais principalement pour des Français je me suis conformé à cette mesure, qui me paraît reçue en France, afin d'être plus intelligible. J'ai retenu toute la théorie de Newton & j'ai changé seulement le calcul; ce qui pour le fond revient absolument au même. J'avais donc dit, & je devais dire suivant le calcul de l'observatoire, que le soleil surpasse en grosseur environ 464 fois toutes les planètes ensemble, excepté les satellites de Jupiter, ceux de Saturne & son anneau.
La preuve en est bien claire, car le soleil est à la terre en solidité, en grosseur,
comme | 100,000 à 1 | |
Saturne comme | 980 à 1 | |
Jupiter comme | 1,170 à 1 | |
Mars comme | 1/5 à 1 | |
Vénus comme | 1 à 1 | |
Mercure comme | 1/27 à 1 | |
La lune comme | 1/50 à 1 |
Or la somme de toutes ces planètes est 2152 ou approchant, le soleil est un million.
Un million est à 2152 à peu près comme 464 est à l'unité: donc j'avais eu très grande raison de dire dans mon manuscript, que le soleil est à peu près 464 fois gros comme toutes ces planètes réunies.
Le réviseur & le continuateur a changé cette proportion & l'a faite de 760 pour se conformer, dit il, à la mesure que Newton donne au diamètre du soleil. Mais en aucun cas, selon cette mesure de Newton, le soleil ne peut être 760 fois plus gros que les planètes dont nous parlons.
Car selon la seconde édition de Newton le diamètre du soleil est à celui de la terre comme 10,000 à 104, ce qui est à peu près comme 96 à l'unité.
Or les sphères étant entre elles comme les cubes de leur diamètre & le cube de 96 étant 884,736, il est clair qu'en ce cas le soleil est 411 fois gros comme toutes les planètes, dont je parle, & dont j'assigne les dimensions suivant l'observatoire. Et si le continuateur s'en tient à la troisième édition de Newton qui fait le diamètre du soleil comme 10,000, & celui de la terre comme 109, il se trouvera qu'alors, en comparant ce diamètre avec les diamètres que Newton donne aux autres planètes, le soleil sera environ 679 fois gros comme les planètes susdites, & jamais 760 fois, comme le dit ce continuateur.
Il ajoute dans le petit libelle qu'il s'est donné la peine de faire contre moi à ce sujet: on serait bien curieux de savoir où mr de Voltaire a pris les masses de Vénus & de Mercure. Mais le censeur n'a pas fait réflexion qu'il ne s'agit point du tout ici de masses, mais la dimension des sphères. Il y a une prodigieuse différence entre la masse & la grosseur, selon le calcul de Newton dans sa 2. édition, qui prend le diamètre du soleil pour 96, sa grosseur 884,736 fois plus considérable que celle de notre globe, mais en ce cas la masse, la quantité de matière du soleil n'excède la nôtre que 227,000 fois environ. Pour moi qui fais le soleil gros comme un million de nos terres, je dois lui donner par conséquent 250,000 fois plus de masse, quand je fais sa densité quatre fois moindre que celle de la terre. Mais loin de parler de la masse, c'est à dire, de la quantité de matière de Mars, de Vénus & de Mercure, comme le suppose le censeur sans nul fondement, je dis expressément qu'on ne les peut connaître, parce que ces planètes n'ont point de satellites, & que c'est à l'aide de la révolution des satellites qu'on peut connaître la densité, la masse d'une planète.
Il faut donc corriger cette faute du continuateur, & mettre que le soleil est 464 fois plus gros que les planètes, comme je l'avais dit.
Le continuateur s'est encore trompé quand il a voulu corriger la gravitation que je donne à la terre, par rapport à la gravitation de Jupiter.
J'avais dit que la terre gravite sur le soleil environ 30 fois plus que Jupiter, si on compte l'année de Jupiter rondement de douze ans; & environ 25 fois plus que Jupiter, si on compte la révolution de Jupiter telle qu'elle est. Cela est très vrai & en voici la preuve.
Newton démontre (proposition 4, théorème 4, livre 1) que les forces centripètes sont en raison composée de la raison directe des rayons des orbites, & de la raison doublée inverse des temps périodiques. L'application de cette règle est aisée. Le carré de l'année de Jupiter est au carré de l'année de la terre environ comme 1343/4 est à l'unité. Le rayon de l'orbite de Jupiter est à celui de l'orbite de la terre environ comme 5 1/2 à l'unité: donc la gravitation de la terre est à celle de Jupiter sur le soleil comme 1343/4 est à 5 1/2, ce qui donne la proportion de 24 1/2 à un.
Donc j'ai eu encore raison de dire que la terre gravite sur le soleil vingtcinq fois autant ou environ que Jupiter.
Ce qui a pu tromper le censeur & le continuateur, c'est qu'il aura voulu faire entrer en ligne de compte la masse de Jupiter & de la terre. Mais c'est de quoi il ne s'agit pas du tout en cet endroit.
Il ne s'agit que de voir en quelle raison gravitent deux corps quelconques, fussent ils des atomes, placés l'un à la distance de la terre au soleil, l'autre à la distance de Jupiter au soleil & circulant l'un en trois cent soixante-cinq jours, l'autre en près de douze ans.
Le continuateur s'est encore trompé lors qu'il a voulu corriger la proportion dans laquelle j'ai dit que les corps tombent (toutes choses d'ailleurs égales) sur la terre & sur le soleil; j'avais dit que le même corps qui tombe ici de 15 pieds dans 1 seconde, parcourerait 413 pieds dans la première seconde, s'il tombait à la surface du soleil. Ce calcul est encore très juste selon la mesure qui fait le soleil un million de fois gros comme la terre, & qui fait la terre à peu près quatre fois dense comme le soleil; ceci est évident.
Car le diamètre du soleil étant cent fois le diamètre de la terre, la densité de matière de la terre étant quatre fois celle du soleil, tout le monde convient qu'en ce cas ce qui pèse une livre à la surface de la terre pèserait 25 livres sur la surface du soleil; mais supposé que la matière de la terre ne soit pas en effet quatre fois dense comme celle du soleil & que la proportion de cent à l'unité subsiste toujours entre leurs diamètres, il est clair que les corps en ce cas doivent être attirés vers le soleil en une raison plus grande que celle de 25 à l'unité, & cette raison ne peut être moindre qu'en cas que le soleil soit moins massif que je ne le dis. Donc en partant de ce théorème que le diamètre du soleil est cent fois celui de la terre & que la matière de la terre n'est pas quatre fois dense comme celle du soleil, il s'ensuit que l'attraction du soleil à sa surface est à l'attraction de la terre à sa surface, en plus grande raison que 25 à 1. J'ai donc eu raison dans cette hypothèse de dire, que ce qui pèse sur la terre une livre, pèse sur le soleil environ 27 livres & demie, toutes choses d'ailleurs égales.
Or si la gravitation est en ce rapport de 27 1/2 à 1 & si les mobiles parcourent ici 15 pieds dans la première seconde, ils doivent parcourir environ 413 pieds dans la première seconde à la surface du soleil; car 1:1271/2 :: 15: 412 1/2, ce qui comme vous voyez ne s'éloigne pas de 413. Le correcteur doit donc se corriger & ne point mettre 350, comme il a fait, à la place de 413 & comme il s'en vante.
Il s'est encore trompé d'une autre manière dans ce compte de 350, car il dit dans son petit libelle, qu'il a voulu tenir compte de l'action de l'atmosphère du soleil. Il y a en cela deux erreurs; la première qu'on ne connaît pas la densité de l'atmosphère du soleil, & qu'ainsi on n'en peut rien conclure; la seconde qu'il n'a pas songé que comme on ne tient pas compte de la résistance de l'atmosphère de la terre, on ne doit pas non plus parler de celle du soleil.
Le continuateur & réviseur a donc tort dans tous ces points. Il a encore bien plus grand tort de s'être vanté d'avoir corrigé des fautes de copiste, comme d'avoir mis un zéro, où il en manquait, d'avoir mis parallaxe annuelle au lieu de parallaxe. Il a voulu insinuer par là que mon manuscrit était plein de fautes.
Mais mr Pitot de l'Académie des sciences & mr de Montcarville, qui ont eu mon livre écrit de ma main, qui sont commis pour l'examiner, ont rendu un témoignage public que ces fautes ne s'y trouvent pas.
Les libraires de Hollande, au lieu de vouloir soutenir inutilement leur mauvaise édition, doivent la corriger entièrement selon mes ordres, comme ils l'ont promis. Les libraires de Paris qui ont copié quelques fautes du continuateur des libraires de Hollande, doivent aussi les réformer. Le livre ne peut être utile aux commençants & je ne peux l'avouer qu'à cette condition.
XI. Voilà, monsieur, les réflexions que j'ai cru devoir soumettre à vos lumières sur la philosophie de Newton, non seulement parce que vous avez bien voulu souvent me servir de maître, mais parce qu'il y a peu d'hommes en France dont vous ne le fussiez. Je ne réponds point ici à toutes les objections que l'on m'a faites. Je renvoie aux livres des Keill, des Pemberton, des s'Gravesande, & des Musschenbroeck. Je ne ferais que répéter ce que ces savants hommes ont dit, & je ne donnerais pas un poids nouveau à leurs autorités. Ce serait à vous, monsieur, à défendre cette philosophie; mais vous pensez qu'elle n'a besoin que d'être exposée.
J'ajouterai ici seulement (ce que vous pensez comme moi) que la différence des opinions ne doit jamais en aucun cas altérer les sentiments de l'humanité; qu'un newtonien peut très bien aimer un cartésien & même un péripatéticien s'il y en avait un. L'odium theologicum a malheureusement passé en proverbe: mais il est à croire qu'on ne dira jamais odium philosophicum. Il y a longtemps que je dis que tous ceux qui aiment sincèrement les arts, doivent être amis; & cette vérité vaut mieux qu'une démonstration de géométrie.