1736-12-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Votre amie a été d'abord bien étonnée quand elle a apris qu'un ouvrage aussi innocent que le mondain avoit servi de prétexte à quelques uns de mes ennemis, mais son étonnement s'est tourné dans la plus grande confusion et dans l'horreur la plus vive à la nouvelle qu'on vouloit me persécuter sur ce misérable prétexte.
Sa juste douleur l'a emporté sur la résolution de passer avec moy sa vie. Elle n'a pu soufrir que je restasse plus longtemps dans un pays où je suis traité si inhumainement. Nous venons de partir de Cirey, nous sommes à quatre heures du matin à Vassy où je dois prendre des chevaux de poste. Mais mon véritable, mon tendre et respectable amy, quand je vois arriver le moment où il faut se séparer pour jamais de quelqu'un qui a fait tout pour moy, qui a quitté pour moy, Paris, tous ses amis, et tous les agréments de sa vie, quelqu'un que j'adore et que je dois adorer, vous sentez bien ce que j’éprouve. L’état est horrible. Je partirois avec une joye inexprimable, j'irois voir le prince de Prusse qui m’écrit souvent pour me prier d'aller à sa cour, je metrois entre l'envie et moy un assez grand espace pour n'en être plus troublé, je vivrois dans les pays étrangers en Français qui respectera toujours son pays, je serois libre et je n'abuserois point de ma liberté, je serois le plus heureux homme du monde. Mais votre amie est devant moy qui fond en larmes. Mon cœur est percé. Faudra t'il la laisser retourner seule dans un châtau qu'elle n'a bâti que pour moy, et me priver de ma vie parceque j'ay des ennemis à Paris? Je suspends dans mon désespoir mes résolutions, j'attendray encor que vous m'ayez instruit de la mesure ou de l'excès de fureur à quoy on peut se porter contre moy.

C'est bien assurément réunir l'absurdité de L’âge d'or, et la barbarie du siècle de fer que de me menacer pour un tel ouvrage. Il faut donc qu'on l'ait falsifié. Enfin je ne sçai que croire. Tout ce que je sçai c'est que je voudrois être ignoré de toute la terre et n’être connu que de vous et de votre amie. Elle vous mande aujourduy de ne point satisfaire La personne qui exige cet argent et à qui elle nous avoit prié de le faire tenir. En contremandant ainsi ses premiers volontez elle étoit déterminée à neuf heures du soir à me laisser partir. Mais moy je vous dis àprésent à 4 heures du matin de concert avec elle, faites tout ce que vous croirez convenable. Si yous jugez l'orage trop fort, mandez le nous à l'adresse ordinaire et j'achèveray ma route. Si vous le croyez calmé véritablement, je resteray. Mais quelle vie afreuse! Etre éternellement bourelé par la crainte de perdre sans forme de procez sa liberté sur le moindre raport! J'aimerois mieux la mort. Enfin je m'en raporte à vous. Voyez ce que je dois faire. Je suis épuisé de lassitude, acablé de chagrin et de maladie. Adieu, je vous embrasse mille fois, vous et votre aimable frère.

Pourquoy melle Quinaut ne m'aime t'elle pas assez pour daigner recevoir un colifichet de ma part?